Skip to main content

Full text of "Essai sur la peinture, la sculpture, et l'architecture .."

See other formats


VALUE ALIEN EL 


2 \ Ps 


T 
rs 


KE 


SN 
Pr. 


wt/ 
= 


DNS 
ANA 


S et x 


\ 
> ! 
74 
s- 
à 
4 


L] 


& 
+! 
‘ 


A PP NT 


à ‘+ 


e vo « . … » 7 AT ! 
SAS ESS 


re Ficies 11072 onvubus Lie ; 


Nec diwersa ltunen ! qualent decel eSfSe JOTOrUUL 


vide meta Lez. 


ESSAI 


SUR 


LA PEINTURE, 
LA SCULPTURE, 


ET 
L'ARCHITECTURE. 


Facies non omnibus una, 


Nec diverfa tamen : qualem decet effe fororum. 


OviD. Metam, Le 2e 


ee es 


AVERTISSEMENT. 


UAND j'ai commencé ce pétit 

Ouvrage , je n’avois que l'in 
tention de lui donner la forme d’une 
Lettre. Je voulois fimplement répon- 
dre aux queftions d’un ami * de 
diftinétion qui m'en avoit preflé ; 
mais infenfiblement l'Ouvrage s'étant 
beaucoup étendu , j'ai cru devoir 
lui donner une autre forme, fous le 
titre d'Éffa. Effeétivement on ne 
peut guères le qualifier autrement , 
& encore cet Effai eft-il bien fuper- 
ficiel , puifque je n’ai fait qu’effleurer 
des matières qui demanderoient bien 
plus de difcuflion : mais peu de talent, 


* M. de Sainte Palaye de l’Académie Royale des 
Infcriptions & Belles-Lettres. 


A 


ÿ AVERTISSEMENT. 


nulle pratique, beaucoup d’inclina- 
tion pour cette vie qu Horace carac- 
térife fi bien dans une de fes Saty- 


res *, ne mont pas permis d'aller 


plus loin, Un grand loifir, & peut- 
être quelque goût naturel , aidé par 
les circonftances, m'ont feulement 
mis à portée de m'occuper quelque- 
fois de ce qui concerne les beaux 
Arts. Je demande donc à ceux qui me 
lront , fi je puis me flatter d’être Iù , 
un peu d'indulgence pour cette foible 
produétion , enfaveur des motifs qui 
me l'ont fait entreprendre. 

J'ai voulu prouver dans cet écrit, 
qu'avec quelques difpofitions natu- 
relles , aidées d'une bonne éducation, 


* Nunc fomno & inertibus horis 


Ducere follicitæ jucunda oblivia vitæ. 


Satyr, 6. L, 2. 


AVERTISSEMENT. tj 
on pouvoit acquérir bien des lumiè- 
res, fur-tout en s'appliquant ; en 
réfléchiffant , en comparant. Je m’ef: 
timerois trop heureux ; fi mon eflai 
pouvoit produire cet effet fur quel- 
ques-uns de mes Leéteurs, & les en: 
courager à fuivre les routes que jé 
n'ai fait qu'indiquer. Ce feroit leur 
procurer de nouveaux plaifirs, plus 
honnêtes fans doute que beaucoup 
d’autres , & peut-être aufli amufants: 
C’eft dans cette vûe, que j'aifeintdans 
mon Ouvrage des promenades, & des 
converfations avec un ami fenfible & 


homme d’efprit : c’eft un éxemple que 
je donne ; on peut le fuivre, il ne 
peut qu'intéreffer, flatter l'ämout pto+ 
pre , & être de quelque utilité. 

Je n’en dirai pas d'avantage à ce 


fujet. Quelques amis m'ont fouvent 
À ij 


iy AVERTISSEMENT. 
répété,que quelquefois je parlois trop 
peu, & d'autrefois trop longuement 
fur ces matières. A l'égard du premier 
reproche , je crois ne devoir pas m'en 
juftifier : mais ne pourrois-je pas ré- 
pondre au fecond , que l'on eft aïfé- 
ment prolixe quand on parle de ce 
qu'on aime , & qu'il eft bien rare de 
ne pas ennuier ceux qui n'ont pas les 
mêmes inclinations que nous. 

Si, entre les Artiftes qui verront 
cette ébauche , quelques-uns d'eux 
penfent que j'ai eu tort d'écrire fur 
des Arts que je n’ai point pratiqués ; * 
(outre qu’heureufement je ne fuis 
pas le feul) je puis leur répondre, 
qu’ils feroient fort à plaindre, s’il n’é- 
toit permis qu’à leurs Confrères de s’y 


* Nous avons fur ces matières plufieurs excellens 
Ouvrages : leurs Auteurs n'étoient point Artites. 


ee 


AVERTISSEMENT. v 


connoiître & d’en parler : fouvent 
leurs Ouvrages ne feroient peut-être 
pas aflez loués à leur gré. Ceux qui 
courent la même carrière font pref- 
que toujours rivaux , & fouvent ri- 
vaux jaloux. Je ne fuis pas dans le 
cas, & j'ai toujours fait un de mes 
plus chers plaifirs de voir , d'admirer , 
de louer les Ouvrages & les talens de 
ceux d’entre nos plus célébres Artiftes 


que j'ai eu l'avantage de connoître. 
On pourra peut-être dire encore , 

après la leéture de cet Eflai, qu'on 

n'y trouve rien de neuf, & qui même 


n'ait été imprimé plufieurs fois ; j'en 
conviendrai fans peine : mais, outre 
que les mêmes matières y paroiflent 
fous un autre forme , mon Ecrit a du 
moins le petit mérite de raflembler 


bien des chofes éparfes ailleurs. Par-là 
À ü 


, 


v) AVERTISSEMENT. 
j'épargne la peine de les chercher où 
elles font. Du refte, je n'ai pas pré- 
tendu écrire pour ceux qui font déja 
connoiffeurs , mais pour ceux qui 
veulent le devenir. 


Fungar vice cotis, acutum 
Reddere quæ ferrum valet, exfors ipfa fecandi. 


HoRrAT. Art. Porc, 


FI : A se SR 
N 
RS Pons 
Poor Doi FPS 


MN ee 


SUR 


LA. PEINTURE, 
LA SCULPTURE, 


ET 
L'ARCHITECTURE 


La Peinture. 


REA ENTENS tous les jours dire 
D à * dans le Monde, même à des 


7e gens d'efprit, qu'ils ne fe 
connolifent point en Peinture : j'avouè 
que ce difcours fouvent répété m'a four 


vent impatienté. Ceux qui tiennent cé 
À 1v 


8 Es S AT 

Jangage font de plufeurs efpéces. Les 
uns l'affeétent par je ne fçais quel orgueil 
fecret, fort mal-entendu fans doute , & 
comme pour fe vanter de leur ignorance; 
& voici ce que cela fignifie (‘ils n’ofent 
Je dire , mais c’eft comme s’ils le difoient } 
Je fuis un homme d’efprit, qui ne me [uis 
Jamais amufé de ces bapatelles , Je me 
fuis occupé de chofes plus importantes. 
D'autres , encore plus ridicules , difent à 
peu près la même chofe, mais voici ce 
qu’ils veulent faire entendre : Je fuis ur 
homme de plaïffr , un homme élégant , 
un vyoluptueux , un homme à bonne for- 


gune , trop aimable , trop recherché pour 


avoir eu le loifir de penfèr a ce qu’on 


appelle Beaux Ârts, Sciences 6: autres 


misères ennuieufes &@ périr. pour gens de 
mon efpéce. D'autres plus eftimables , 
qui n'ont que du bon Sens, & à qui des 
circonfltances, ou des occupations forcées 
ont enlevé la meilleure partie de leur 


SUR LA PEINTURE. 9 


tems , avouent de bonne foi, que ne s’é- 
tant jamais appliqués aux chofes de goût, 
ils n’en ont aucune connoiffance. C’eft à 
ces gens que je voudrois parler, & je les 
en crois dignes. Voici à peu près ce que 
jé pourrois leur dire : Vous êtes hommes 
de bon Sens & de bon efprit, il ne vous 
manque qu’un peu de réflexion & d'ap- 
plication, pour devenir ce qu’on appelle 
Connoiffeur : & pour gagner du tems, j'i- 
rois tout d’un coup aux éxemples. Quand 
vous regardez un Tableau, leur dirois-je, 
ne faites pas comme ceux qui ont des 
yeux & qui ne volent rien, qui regar- 
dent fans rien appercevoir. Si c’eft un 
Tableau d'Hiftoire , éxaminez fi le Pein- 
tre a bien rendu l’a&ion qu'il a voulu 
repréfenter. Ceci demande quelque ex- 
plication, la voici : Quand le Tableau 


repréfente un événement trifte, fi l’at- 
titude , fi-l’expreflion répandue fur les 
vifages des Figures qui entrent dans fa 


Le) Essart 

compofition , annonce de la triftefle ; fi 
vous en reflentez vous-même en le re- 
gardant, foiez für que ce Tableau a déja 
un des principaux mérites que ces fortes 
d'ouvrages doivent avoir. Si c'eft an fu+ 
jet gai, & qu'il excite en vous un fenti- 


ment de gaieté, portéz-en le tême juge+ 


ment : il en eft ainfi de tous les autres 
genres. Si c'éft un Païfage, vous avéz été 
à la Campagne, ajouterois-je, vous vous 
ÿ êtes promené ; il n'eft pas qué vous 
n’aiez rencontré quelquefois dés endroits 
qui vous aient paru agréables, où vous 
vous foiez arrèté quelques momeñs avec 
plaifir , & où même vous aiez defiré 
d’avoir une habitation que la folitude , 
l'air champêtre , le coup d'œil de la Na- 
ture rendroient aimable. Si le Tableau 
vous rappelle ces idées , prononcez har- 
diment ; voilà un beau Tableau. Il en eft 
de même de ceux qui repréfentent les 
Saïfons , les Marines , les Naufrages , les 


sUR LA PEINTURE. 11 


Déferts : en un mot, tous ceux qui rendent 
la Nature comme vous l'avez vüe, & 
comme elle eft, font de bons Tableaux 
en ce genre. 

Pour les Portraits , tout le monde peut 
fe connoître à la reflemblance , hors 
quelques efprits bourrus , qui pour faire 
les grands connoiffeurs , affeétent de ne 
pas trouver reflemblans ceux qui le font 
le plus. A l'égard des accompagnemens 
d’un Portrait, comme les draperies, les 
attitudes , la couleur , la touche ; ce font 
des chofes qui demandent un peu plus de 
réflexion & de connoiffance , mais qui 
ne font pas fi difficiles à acquérir que la 
plupart des gens fe Fimaginent. Reve- 
nons aux Tableaux d'Hiftoire dont je me 
fuis trop écarté, & trop tôt. 


Quel eft l’homme d'efprit, pour peu 
qu’il foit fenfible , qui ne fe fente extrè- 
mement affeté, quand:1l voudra regarder 
avec attention le beau Tableau où feu 


x2 Essai 

M. Antoine Coypel* , premier Peintre du 
Roi, a repréfenté le Sacrifice de lephté ? 
Qui n’éprouvera les mêmes fentimens à 


Ja vûe du Sacrifice d'Iphigénie peint par 
M. Charles Coypel , digne fils du précé- 
dent, & qui remplit fi bien aujourd’hui 


la même place **? Ce font à peu près les 
mêmes fujets ; mais quelle variété dans 
la compofition, dans les attitudes, & dans 
les exprefions ! Que d’efprit, que de no- 
bleffe , que de fineffe & d'élégance ! Ceux 
qui ne feront pas touchés vivement à la 
vûe de ces chefs-d’œuvre, font des gens 
qu'il faut laifler [à , fans leur parler de ces 
fortes de chofes : on ne parviendroit 
jamais à leur en faire fentir les beautés. 
Je pourrois citer plufieurs autres ou- 
* Antoine Coypel , né à Paris en 1666. mort en 1722. fils 
de Noël Coypel, né en 1628. à Paris , mort en 1707. frere 
de Noël Nicolas Coypel , né à Paris en 1692. & mort en 
1737. & pere de Charles Coypel, aujourd’hui vivant. (1751) 
** Le Sacrifice de Jephré, par Antoine Coypel , a été gravé 
par Duchange , excellent Graveur de l'Académie. Celui d’I- 


phigénie, par M. Charles Coypel , n'a pas été gravé & mé 
xiteroit bien de l'être, 


SUR LA PEINTURE. 13 


vrages de ces deux habiles Maîtres , fur 
lefquels il n’y auroit que les mêmes élo- 
ges à répéter. Le précepte d'Horace, 


Si vis me flere , dolendum eft 
Primüm ipf tibi, rt. Poet. 


peut être appliqué aux Peintres , aux 
Poëtes , aux Auteurs de Piéces de Théà- 
tre, aux Aéteurs qui les jouent, & aux 
Orateurs : mais pour le bien fentir, & 
pour l’obferver dans toute fon étendue , 
il faut pofléder les qualités réunies dans 
les deux hommes de mérite dont je viens 
de parler. Heureufement nous avons au- 
jourd’hui dans nos différentes Académies, 
plufeurs hommes de ce genre: profitons- 
en, emploions-les, & fentons les belles 
chofes qu’ils font capables de produire. 
Ce que je vais raconter , prouvera en 


partie ce que j'ofe avancer ici, & fervira 


à mener au but que je me fuis propofé, 
& que je propole aux autres, 


4 É suSLA i 

Yétois un jour dans les grands appartés 
mens du Château de Verfailles avec un 
ami, homime de beaucoup d’efprit ; qui 
devoit tout à la Nature, & à qui différen- 
tes occupations navoient pas laiflé le 
tems de s'appliquer à ce qui regarde les 
Sciences & les beaux Arts. Je lui avois 
toujours connu affez de fenfibilité & de 
fineffe dans l’efprit, pour m'être pérfuadé, 
qu’il eût pénétré plus que perfonne dans 
ce qu’on appelle les myftères de l'Art , f 
fon genre de vie lui avoit permis de s’y 
appliquer. Je voulus me procurer le plai- 
fix d’effaier , fi je ne pourrois pas parvenir 
à lui en donner quelques idées: Nous 
avions du loifir , labfence de la Cour 
nous laïfloit prefque en folitude ; il faifoit 
le plus beau tems du monde, le jour étoit 
clair & ferein. Je m'arrêtai à deflein de- 
vant le magnifique Tableau de la famille 
de Darius par M. Le Brun *, & voici à 


® Charles Le Brun ; né à Paris en 1619, mort en 16904 


SUR LA PEINTURE. 1$ 
peu près ce que je dis à cet ami que je 
voulois mettre en voie de s’inftruire, 

Regardez , je vous prie, avec atten- 
tion ce Tableau : il y a long-tems que 
vous le connoiffez, mais obligé de pañler 
ici rapidement pour aller vacquer à vos 
affaires, peut-être ne vous y êtes-vous 
jamais arrêté aflés long-tems pour le 
bien éxaminer , & pour en fentir toutes 
les beautés. Arrêtons-nous-y , puifque 
nous en avons le tems, & je fuis perfuadé 
que vous n’y aurez pas regret. [l repré- 
fente, comme vous voiez, le moment 
où Alexandre , après avoir mis en fuite 
Darius & fon armée , entre dans la tente 
où la famille de ce malheureux Prince 
s'étoit retirée. 

Remarquez, que la premiere Figure qui 
attire les regards, eft celle d'Alexandre. 
Cela devoit être ainfi , puifque ce Prince 
eft le principal perfonnage de cette Scène 


intéreffante : 1l fe diftingue encore par la 


+6 Essaix 
beatité de fon vifage ; & par la magnifi- 
cence de fon armure ; on voit tout d’un 
coup qu'il eft le Héros de la piéce : l'air 
de fon vifage n’eft point celui d’un Héros 
fanguinaire ; échauffé par l’ardeur du 
combat ; c’eft celui d’un Prince débon- 
naire ; & rempli d'humanité. IL ne vient 
point , en vainqueur impitoiable , triom- 
pher de fes ennemis & de fes captifs ; 1l 
vient raflurer des Princeffes affligées que 
le fort des armes a fait tomber entre fes 
mains , 1l vient les confoler. 

IL s'appuie légérement fur le bras d'E= 
pheftion fon favori , & un de fes princi- 
paux Capitaines. Quoi qu'Epheftion foit 
jeune & noblement armé, {a Phifionomie 
eft moins diftinguée que celle d’Alexan= 
dre; on fent tout d’un coup, que le favori 
n'eft là qu’en fecond. Voiez cette Femme 
âgée , profternée aux pieds d'Alexandre, 
& qui les lui embraffe ; c’eft Sizygambis ; 
mere de Darius : remarquez la Femme à 
genoux 


SUR LA PEINTURE. ft 
genoux qui eft derrière cette mere infor- 
tunée : la nobleffe de fon vifage , fon 
diadème, & un jeune Enfant qu’elle pré- 
fente à fon vainqueur , font connoître 
que c’eft la Femme du malheureux Roi 
de Perfe. Cet Enfant , d’un âge trop peu 
avancé pour fentir fon malheur, regarde 
Alexandre avec la furprife que lui caufe 
la vûe de ce Héros qu'il ne connoît 
point. Deux des Filles de Darius font auf 
à genoux, comme vous voiez, derrière 
leur mere : l’aînée, en âge de fentir fon 
infortune , a les yeux baïffés , elle pleure, 
elle effuie fes larmes. La plus jeune, der- 
rière fon aînée , joint les mains comme 
pour demander grace, & regarde Ale- 
xandre avec un air de furprife & d’émo- 
tion ; on croit même y démêler une ef- 
péce d’admiration dont elle ne fent pas 
les conféquences. On croiroit volontiers, 
qu'elle eft plus occupée de la belle Fi- 
gure du Héros qu'elle regarde, que de 
B 


18 Exbus 'a 1 

Févénement préfent. Une Femme âgée 
qui eft derrière elle, femble vouloir la 
détourner de cette application, en lui 
montrant Sizygambis profternée, & dans 
Vétat de la fplus profonde humiliation. 
On voit fur le vifage de cette Princefle 
an air de nobleffe qui y conferve encore 
quelques reftes de beauté , malgré la dé- 
crépitude de l’âge. Enfin tous les vifages, 
toutes les attitudes des Perfonnes repré- 
fentées dans ce magnifique Tableau , ont 
les expreflions convenables à leur âge, 
à leur fituation, & à leurs conditions. 
On y remarque de la furprife, de la cu- 
riofité, de l’étonnement, de la douleur, 
du refpett, de lPadmiration. Les uns 
prient, les autres implorent ; leurs ha- 
billemens mème, indiquent la différence 
de leur état. Voiez dans ce coin, der- 
rière ces Princefles, un Efclave profterné 
la face contre terre : accoutumé à l’hu- 
miliation de l’efclavage, il fe cache le 


SUR LA PEINTURE 19 
vifage, il a les mains jointes par-deflus fa 
tête , il n’ofe lever les yeux fur fes Mat- 
tres. Cette héroïque Scène fe pañle fous 
une Tente magnifique, dont le fond tient 
prefque celui du Tableau: elle eft fuf- 
pendue à des arbres de la nature de ceux 
du Païs où elle eft (attention que tous 
les Peintres n’ont pas toujours eue ). On 
y voit des Armes à l’ufage des Perles, 
différentes de celles des Grecs.En un mot 
tout, dans ce Tableau, décéle lefprit du 
grand Peintre qui l'a compolé : il a ob= 
fervé les coutumes des lieux dans les ha 
billemens , & dans tout ce que les Ita- 
liens appellent z/ coflume , mot auquel 
nous n'avons point encore trouvé d’é- 
quivalent. * 

Après cet éxamen que j'abrégéai le 
plus qu’il me fut poflible , car j'aurois eu 
encore bien des chofes à dire en faveur 


* Ce Tableau 2 été parfaitement gravé , 1°. par Ed:lincr ; 
2°. dans une forme plus petite par Benoit Audran ; 3°,en 
très-petit par Sébafhen Leclere , tous excellens Graveurs, 


B 1j 


20 Fes a sr 

de ce beau morceau, j'eus le plaifir de 
voir mon ami fentir & goûter tout le 
mérite de cet ouvrage. Si vous voulez, 
lui dis-je , nous irons éxaminer de même 
le Tableau de Paul Véronèfe , qui eft vis- 
a-vis celui que vous venez de voir avec 
tant de plaifir. Jefpère que vous ne trou- 
verez pas notre tems mal emploïé. Très- 


volontiers, me répondit-il, les momens 
que nous venons de pañfler avec M. Le 


Brun, m'ont paru courts, & agréable- 
ment remplis. Je crois, lui répliquai-je , 
que fon voifin ne vous amufera pas 
inoins. Le terme de voiffn me rappella le 
mot d’un Prélat Italien, Nonce en Fran- 
ce , homme d’efprit & de goût, mais peut- 
être un peu trop prévenu pour les ouvra- 
ges de fon Païis, & peut-être auffi rendant 
trop peu de juftice à ceux du nôtre : ce 
Nonce étoit M. Deffini. Louis XIV. 
voulant lui donner une idée avantageufe 


% 


de l'Ecole Françoife, le conduifit à 


SUR LA PEINTURE, 4 
l’Appartement où font les Tableaux de 
la Famille de Darius, & des Pélerins 
d'Emmaus. Interrogé par ce Monarque, 
auquel des deux il donnoit la préférence, 
par ménagement pour M. Le Brun qui 
étoit préfent , & que tous les Courtifans 
combloient d'éloges , 1l répondit ; bella 
pittura , ma ha cattivo vicino ; » Voilà un 
» beau Tableau , mais il a un méchant 
>» voifin, « montrant le Tableau des Pé« 
lerins d'Emmaus. On fent que le Prélat 


vouloit donner, par ce mot, la préférence 


au Peintre Italien fur le François : mais, 
en retournant les objets, n’auroit - on 
pas pû dire, avec autant de vérité, que le 
Tableau de la Famille de Darius étoit un 
dangereux voifin pour celui des Pélerins 
d’Emmaus ? Voions, fans partialité, ce 
qu’on en doit penfer. 

Ce Tableau de Paul Véronèfe * , Pein- 


# Son nom éroit Paul Caliari , on l’appella' Wéronefe , à 
caufe de Vérone fa patrie. 11 mourut en 1588. âgé de 58. 
ans, Son Tableau des Pélerins d’'Emmaüs , a été bien gravé 


par Thomaffin, | B iij 


22 M'é Eu 
tre Vénitien, repréfente, comme vous 
voiez , Jefus-Chrift à table avec les Pé- 
lerins d'Emmaus. Le Sauveur eft au mi- 
lieu d'eux, & au milieu du Tableau ; les 
deux Pélerins font aflis, un à chaque bout 
de la table : tous les autres Perfonnages 
font debout, & en grand nombre. Selon 
toutes les apparences , celui qui a fait 
faire ce Tableau, s’y eft fait repréfenter 
avec toute fa Famille, & une partie de fes 
domeftiques. On croit que la plupart des 
têtes font des Portraits , ce qui eft peut- 
être caufe qu'on y trouve peu d'expref- 
fion. Vous voiez dans un des coins de ce 
Tableau, un Homme debout, & auprès 
de lui une Femme qui porte dans fes 
bras un Enfant nud ; quelques perfonnes 
croient que c'elt Paul Véronèfe lui-mé- 
me, avec fa Femme. Peut-être que le Per- 
fonnage qui eft debout, derrière un des 
Pélerins, eft le Noble Vénitien pour le- 
quel Paul Véronèfe a peint ce Tableau. 


SUR LA PEINTURE. 23 
Tous les habillemens font comme on les 
portoit à Venife dans ce tems-là , à l’ex- 
ception de ceux du Chrift, & des deux 
Pélerins , qui font drapés de fantailie & 
de grande manière, pour parler les ter- 
mes de l’art, 

Remarquez ces deux Enfans que voilà 
fur le devant, & dans le milieu du Ta- 
bleau au bas de la Table : ils badinent 
avec un grand Chien, qui tranquillement 
les laiffe faire : en cela le Peintre a imité 
la Nature. Ce petit Groupe eft d’une 
grande beauté ; les deux Enfans ont, 
comme vous voiez, de beaux vifages 
qui repréfentent à merveille la douceur 
& la candeur de ce premier âge ; leurs 
habits font magnifiques & d'étoffes fort 
riches. Près de ceux-ci, eft un autre En- 
fant ; vous le voiez un genou en terre, 
il tient entre {es bras un petit Chien , il 
paroit fe jouer avec lui ; mais paffons à 
des chofes plus intéreflantes. 

B iv 


24 ESsaï 

Vous ferez fans doute fenfible à l'air 
de tête du Chrift : il regarde le Ciel, & 
a la bouche entrouverte , fans doute 
pour prier. Vous trouverez dans cette 
tête de la majefté, de la douceur , de la 
bonté, de la noblefle, &, pour ainfidire, 
de la Divinité. Vous fentirez tout d’un 
coup,que ce vifage eft celui d’un homme 
d'un ordre bien fupérieur à tous ceux qui 
font repréfentés dans ce Tableau. Le 
Chrift éléve fa main droite, les doits 
étendus, & paroît bénir le Pain qu’il tient 
dans fa main gauche, laquelle eft appuiée 
{ur la Table. Le Peintre a voulu repré- 
fenter le moment de la Confécration du 
Pain, & il s’en eft bien tiré. Générale- 
ment parlant, toutes les têtes de ce Ta- 
bleau font belles, bien peintes, & de 
bonne couleur : quelques-unes ont de 
l'exprefion , le plus grand nombre n’en 


a point : une des plus caratérifées , eft 
celle d’un des deux Pélerins , il regarde 


SUR LA PEINTURE  2$ 
le Chrift avec refpe& & vénération : il 
marque par la pofition de fes bras & de 
fes mains, qu’il eft fenfiblement affeté 
de ce qu'il voit : il paroît pénétrer 
une partie du Miftère qui s'opere à fes 
veux. Tout le fond du Tableau , comme 
vous voiez, repréfente une magnifique 
Architeure, peut-être peu convenable 
au lieu où fe pañle la Scène. Paul Véro- 
nèfe excelloit à ces fortes de fonds, il a 
eu de la complaifance pour lui-même, & 
n’a pas eu le courage de fe reftraindre à 
une décoration plus fimple, qui par-là 
eût mieux convenu à l'endroit qu'il de- 
voit repréfenter. Mais peut-être aurions- 
nous tort de nous en prendre au Peintre 
de tous ces petits défauts de convenance : 
fans doute nous lui rendrions plus de 
juftice,en penfant que le Noble Vénitien 
qui lui a demandé ce Tableau, ignorant 
apparemment les convenances , a voulu 
obftinément qu'il repréfentât une partie 


26 .EssaA1: 
de fon Palais , de fa Salle à manger, de 
fon beau Buffet. Il l’a obligé de mettre 
dans ce Tableau, fa Femme, fes Enfans, 
fes Chiens, fes Domeftiques, & même 
juiqu'a fes Négres & fon Cuifinier. Plai- 
gnons les Peintres, quand ils font forcés 
de prêter leur main & leur pinceau à de 
pareils caprices. Si Paul Véronèfe n’étoit 
tombé que cette fois dans le défaut que 
nous relevons ici, nous aurions tort de 
nous en prendre à lui : mais cela lui eft 


arrivé très-fouvent, peut-être aufli par 


les mêmes raifons. Ainfi excufons-le dans 


RS D ee © ARTE se » fin ”, 
ies écarts, & admirons-le dans ce qu'il a 


fait de beau. D’autres Peintres anciens , 


fort habiles , ont pris quelquefois de plus 


grandes licences. En repréfentant , par 


éxemple , une Sainte Famille, ils y ont 
introduit des Saints qui n’y furent jamais, 
des Portraits d'Hommes & de Femmes 
en fraife & en colerette, des Moines mé- 
me. Ceux qui ont fait faire ces Tableaux, 


SUR LA PEINTURE. 27 
l’ont voulu ainfi : ils étoient charmés d’y 
retrouver leur Famille , leurs Patrons, 
leurs Confeffeurs. 

Après ce que nous venons de dire, 
vous pouvez, en quelque forte, faire la 
comparaïfon de ces deux Tableaux, & 
fentir lequel l'emporte fur fon Rival; 
mais un détail éxaét nous meneroit trop 
loin. Contentons-nous de dire, qu’on voit 
dans celui de M. Le Brun la compofi- 
tion , l'ordonnance , le deflein., l’expref- 
fion, le coffume , & les bienféances ; le 
tout porté à la plus grande perfection. 
Dans celui de Paul Véronèfe ,; la plus 
belle couleur, la plus belle pâte , la tou- 
che la plus large, la plus ferme, & le 
pinceau le plus moëlleux & le plus léger. 
Je ne prétends pas dire par-là, que M. Le 
Brun manque de ces parties ; car outre 
que fon Tableau de la Famille de Darius 
eft très-bien peint, d’une manière facile 
& légère , quel Peintre a mieux réufli, 


28 ES AT 

que ce grand Maître, dans la partie du 
coloris, quand il a voulu, ou pû y appor- 
ter tous fes foins? J'en pourrois citer bien 
des éxemples capables de ramener ceux 
qui ne lui rendent pas affez de juftice en 
ce point. Je nommerois entr'autres fon 
Tableau du Maffacre des Innocens , qui 
eft au Palais Royal : il fe foutient , pour 
le coloris , auprès des Tableaux d'Italie 
qui paflent pour des modéles en ce genre 
de perfection ; & 1l leur eft fupérieur à 
bien d’autres égards. Je n’oublierois pas 
certains morceaux de la Gallerie de Ver- 
failles qu'il a peints Iui-mème, fon Ta- 
bleau de la Vierge au filence , & tant 
d’autres excellentes Pièces. 

f Mais quand on fera réflexion, que M. £e 
Brun étoit premier Peintre du Roi, & 
chargé feul de tous les ouvrages que 
Louis XIV. jeune & magnifique, & qui 
vouloit jouir , lui ordonnoit d’éxécuter ; 
qu’il donnoit les defleins de tout ce qui 


SUR LA PEINTURE. 29 
{e faifoit dans les Maifons Royales, com- 
me Plafonds , Tableaux, Statues, Vafes, 
Tapifferies , enfin jufqu’aux ouvrages de 
Serrurerie, On ne fera pas étonné, que 
tout ce qui fortoit de fa main ne fût pas 
également foigné; on le fera plutôt,qu’un 
feul homme ait pû fuffire à tant d’entre- 
prifes d’une nature fi différente. 

IL avoit de bons Eléves , formés fur fes 
leçons & fes éxemples ; éducation qui 
lui avoit pris beaucoup de tems : il faifoit 
tous les defleins lui-même , ils éxécu- 
toient enfuite; & quand il en avoit le 
loifir, 1l retouchoit de fa main les en- 
droits qui lui paroifloient mériter plus 
d'attention; ce que des yeux connoiffeurs 
diftinguent aifément, & que de moins 
éclairés confondent. Ainfi pour terminer 
l’efpéce de comparaïfon que nous venons 
de faire de M. Le Brun & de Paul Véro- 
nèfe , du Tableau de Ia Famille de Da- 
rius, & de celui des Pélerins d'Emmaüs, 


30 É sas AM 


convenons , fi vous voulez; que l’un à 


des parties que l’autre n'a pas, & que 
l’autre en pofféde quelques-unes dont fon 
voifin manque ; ou, pour mieux dire, 
affirmons que ce font deux des plus beaux 
Tableaux qu’on puilfe voir, & que leurs 
Auteurs furent deux des plus grands Pein- 
tres qui aient jamais exiflé. 

Au refle (& cette obfervation eft tout 
à fait néceffaire ici) quand on regarde 
un ancien Tableau, il faut faire attention 
au tems qu'il y a qu'il eft peint, & aux 
accidens qui peuvent lui être arrivés. Il 
peut avoir fouffert de l'humidité , de la 
fécherefle , de la fumée. On a voulu le 
nettoier, on s’y eft mal pris, on l’a écuré: 
on a peut-être emporté de la couleur, 
on a repeint par deflus ; ces nouvelles 
teintes ont noirci & fait des taches : on a 
peut-être verni ce Tableau plufieurs fois , 
& avec de mauvais vernis qui ont jauni, 
& altéré la couleur originale, Que de 


SUR LA PEINTURE. 31 
raifons pour que ce Tableau foit fort dif- 
férent de ce qu'il étoit au fortir de la 
main du Peintre ! Il faut fe tranfporter, 
pour ainfi dire , au tems où il a été peint, 
& le juger en conféquence. 

On doit penfer que les Tableaux 4x 
Corrège, du Titien, de Paul Véronèfe, du 
Tintoret, de Rubens, & de Vandyck étoient 
de la plus belle couleur en fortant de 
Jeurs mains. Les Tableaux de Paul Ve 
ronèfe font même dans un cas particulier, 
Ce grand Peintre faifoit la faute de ne 
point emploier d’outremer dans fes 
Ciels : 1l fe fervoit de cendre bleue, cette 
couleur a noirci, ce que n'auroit pas fait 
l'outremer, & fes Ciels font devenus 
tout noirs ; 1l n'eft prefque pas poflible 
de les raccommoder, du moins cela eft 
très-difhcile. 

À l'égard des Tableaux modernes, le 
tems à part, ils ont pû être expolés aux 
mêmes inçonvéniens que les anciens , 


#2 ES À 
fur-tout ceux qui ont été copiés en Ta- 
pifleries, comme la Famille de Darius, 
les Batailles d'Alexandre du même M. Le 
Brun, & bien d’autres. Pour les tranfpor- 
ter & les copier, on les roule & les dé- 
roule fans cefle. Quand la copie eft 
achevée, on les roule encore tout à fait, 
& on les laifle quelquefois longtems dans 
les Atteliers fouvent humides ; tout cela 
les altère beaucoup : c’eft ce qui eft ar- 
sivé fur-tout aux Batailles d’Alexandre.* 
Vous voiez, ajoutai-je en continuant 
d’adreffer la parole à mon ami, vous 
voiez que jufqu’ici je ne fuis point entré 
dans les détails , ils font immenfes. Je 


* Quelles obligations n’aurons-nous pas à M. de Tourne- 
hem & à M. Coypel ! C'eft par leurs {oins , & fous leurs yeux ;, 
qu'on a commencé à netroier & reftaurer les Tableaux du 
Roi. Cette opération fe continue avec conftance , & dans 
quelque tems on pourra avoir la fatisfaétion de voir toutes 
ces richeffes ineftimables dans le meilleur état. On devra 
à ces excellens Citoiens la confervation de tant de précieux 
monuinens , qui fans cela étoient prêts à périr. On en voit 
déja d'heureux effets à Paris , au Palais du Luxembourg , & 
à Verfailles à l’Hôtekde la Surintendance des Bâtimens du 
Roi. Les Tableaux de Paris {ont confiés à la garde de 
M. Builly, ceux de Verfailles à celle de M, Portail ; rous 
deux très-dignes de cer honorable emploi, 


L 


n'ai 


sUR LA PEINTURE. 33 
n'ai point traité, par exemple, la façon 
de diftinguer un bon Original d'avec une 
bonne Copie. Les plus habiles connoif- 
feurs s'y trompent fouvent ; 11 eft même 
arrivé à des Peintres de s’y méprendre fur 
leurs propres ouvrages. En effet, quand 
ils ont répété le même Tableau, ne font- 
ce pas deux Originaux ? il n’eft éependant 
pas impoflble d'y trouver quelque diffé- 
rence. Le premier fait a prefqué toujours 
un certain feu que le fecond peut ne pas 
avoir. 

Quand un bon Peintre a fait copier fon 
Tableau par fon meilleur Eléve, & qu'il 
l'a retouché partout , c'eft fon propre 
ouvrage ; comment le diftinguer ? à 
moins qu'il n'ait eu l'attention d'y met- 
tre des différences : ce qui eft arrivé quel- 
quefois. On doit donc être très-réfervé à 
prononcer fur cela : pour le fairé avec 
sûreté , 1l faut bien examiner , bien com. 
parer, & avoir une grande expérience. 


Qu 


.34 Éssart 
Quelques Eléves ont fi bien imité leurs 
Maitres, qu'il eft mal-aifé de ne s’y pas 
tromper. Il y a eu d’habiles Peintres qui 
fe font fi fort appliqués à prendre la ma- 
niére de quelques autres, qu’ils ont fou- 
vent fait illufion. Cela eft arrivé à Luc 
Jordan Napolitain, Eléve de l'Efpagnolet ; 
à David Téniers Flamand ; & parmi les 
plus modernes , MM. de Boulogne ont été 
d'excellens imitateurs : ces fortes de Ta- 
bleaux s'appellent des Paffiches. 

À l'égard de la facilité à connoître de- 
quel Peintre eft un Tableau, on ne peut 
fe la procurer qu’à force de voir des ou- 
vrages du même Maître. C’eft la pius pe- 
tite partie de ce qu’on appelle cornoiffance 
en Peinture, & la plus aifée à acquérir. 

Mon ami parut content de toutes ces ob- 
fervations, &nousnous féparâämes.Lelen- 
demain nous nous rejoignimes l'après-mi- 
di, & nous eûmes une converfation qui 
roula fur une autre matière. Je vais en ren- 
dre compte, elle fait partie de mon objet. 


SUR LA SCULPTURE. 


35 
GOOCVOSESOSHEGEE 
La Sculpture. 


Ous énträmes , mon ami & moi, 
dans le Jardin de Verfailles : nous 
en admirâmes l'étendue , l’arrangément, 
là diftribution ; la magnificence. Noë 
yeux étoient fur-tout frappés de la pro 
digieufe quantité de Statues qui décôrent 
ces lieux énchantés : mais à la fin, nous 
fentimes une efpècé de fatiété, caufée pa 
la multitude de ces fortes d'ouvrages ; & 
peut-être fûmes-nous tentés de fouhaiter 
qu’il y en eût moins. 
Effe@ivement, dis-je à mon ami, off 
a prodigué ici les Statues, & il eft ima 
poffible qu'elles foient toutes également 
belles. Cependant il s’y trouve des Chef: 
d'œuvres, & nous en remarquerons qtel- 
ques-uns ; ff vous voulez que nous par+ 
lions de Sculpture , à peu près comme 
Cij 


36 Essai: 
nous nous occupions hier de Tableaux. 
Très-volontiers , me répondit-il, d’un 
ton qui marquoit fon defir & fon em- 
preffement. | 

Jétois parvenu la veille à lui faire fen- 
tir une partie des beautés qu’un Tableau 
doit avoir pour plaire ; j'efpérai le même 
fuccès par rapportaux ouvrages de Sculp- 
ture, & je ne fus pas trompé dans mon 
attente : javois affaire à un homme fen- 
fible & fans prévention. Pour aller à mon 
but, je Le conduifis au bas du grand Fer- 
à-Cheval à main droite, & je l’arrêtai vis- 
a-vis le Ganyméde debout, qui s’appuie 
fur l’Aigle de Jupiter, ou fur Jupiter lui- 
même métamorphofé en Aigle. Mon 
ami a beaucoup Iû & avec goût ; ainfi 
je n’eus befoin de lui parler que de ce qui 
concouroit à mon objet. 

Regardez, lui dis-je, cette Statue: c’eft 
une Copie faite d’après une Antique, par 
un Sculpteur moderne , nommé Laviron. 


SUR LA SCULPTURE 37 
Dites-moi, je vous prie, comment la 
trouvez-vous ? comment en êtes-vous 
affecté ? Je la trouve belle , me répondit- 
il , elle repréfente bien un jeune Homme 
qui a beaucoup de fraîcheur & d'embon- 
point; il a un beau vifage , & l’Aigle me 
paroît bien placé. Bon, dis-je en moi- 
même , mon ami commence à démèêler 


ce qu'il y a de remarquable dans cette 
Figure. Avançons , j'efpere étendre fes 
connoiffances par la comparaifon. Ve- 


nez ; lui ajoutai-je , avec moi dans ce 
Bofquet affez détourné, & peut-être trop 
peu connu. 

Nous y trouvaämes une autre Statue 
du même Ganyméde *, mais d’une éxé- 
cution bien différente. Laquelle de ces 
deux Figures, lui dis-je , prendriez-vous, 
fi on vous en laifloit le choix ? Il la 
regarda avec beaucoup d'attention , ï 
l'éxamina de tous les côtés, & 1l demeura 

# Copiéé par Joly. 


C ii 


33 Escs it: 
quelque tems {ans parler. Je voiois avec 
plaifir qu'il eomparoit en lui-même ces 
deux différens morceaux , & j'efpérois 
beaueoup du fuccès de ma conduite avec 
lui, Enfin, après quelques momens de 
téfléxion , il n’y a pas à balancer, me dit: 
il, je choifirois celle-ci : elle eft tout 
autrement élégante que la première qui 
gous a pcoupés, [ci, je crois voir un 
jeune Prince, un jeune Héros ; & l’autre 
ne me donne l'idée que d’un beau Païfan 
à la fleur de:fon âge. Eh bien ! lui répli- 
quai-je, vous vous connoiffez en Sculp- 
ture fans le fçavoir. Je répétai avec luf 
la même comparaifon, à l'égard des deux 
Statues de la Venus , qu’on appelle de 
Médicis ; & il ne s'y trompa pas.: Vous 
êtes , repris-je aufh-tôt, déja en état de 
fentir les beautés des ouvrages de Seulp+ 
ture que je vais vous montrer, 

Je le conduifis devant l’Androméde 
du Puger, Ce beau Groupe, lui dis-je, 


SUR LA SCUPLTURE. 39 
( on entend par ce mot un affemblage de 
plufieurs Figures ) eft une Pièce origina 
le : vous connoîtrez bien-tôt la fupério 
sité de ce qui eft Original fur ce qui n’eft 
que Copie. Puget étoit un Sculpteur mo- 
derne né à Marfeille *. Il n’a pas fait un 
très-grand nombre d'ouvrages , mais ce 
qu'il en a fait, le difputeroit peut-être à 
tout ce que nous avons de la meilleure 
Antiquité. Remarquez comment ce mor- 
ceau eft élégamment compofé & éxécu- 
té; c’eft un Rocher qui paroît vrai comme 
le naturel. Avec quelle grace Andromés« 
de y eft attachée ! Son corps eft bien ce 
lui d’une jeune perfonne , délicate, dans 
la fleur de la première jeuneffe. Quel air 
de douceur , de modeftie, & de triftefle 
cft répandu fur fon vifage ! Quelle mol- 
leffe & quelle fouplefle dans toutes les 
parties de fon beau corps ! Elle paroît 
n'avoir pas encore toute la grandeur 


* En 1623. & mort dans la même Ville en 1695. 


C 1v 


40 Ess AT 
qu'elle pourra avoir dans un âge plus 


avancé, ce qui eft peut-être caufe que 
quelques perfonnes ont trouvé que fa 
Figure étoit trop petite ; fans doute pat 
comparaifon avec celle de Perfée, quila 
détache du Rocher où elle eft enchaînée. 
Mais ne pourroit-on pas dire que Perfée 
eft dans la force de fon âge, & qu'il a 
acquis toute {a grandeur ? 

D'ailleurs, qu’on fafle réfléxion que 
c’eft un Héros, le Fils d’un Dieu puif- 
fant ; qu’il fait effort pour atteindre d’une 
main à la cime de la Roche au bas de 
laquelle il eft pofé ; & je crois qu'on ne 

trouvera plus trop grand: peut-êtré 
même penfera-t'on que c’eft un trait d’ef- 
prit de la part du Sculpteur. I a voulu, 
pourra-t-on dire , faire fentir la différence 
qu'il peut y avoir entre la taille d’un 
demi-Dieu, & celle d’une jeune Mortelle 
qui n'a pas encore toute fa crorffance. 
Interprétons ainfi les idées des grands 


SUR LA SCULPTURE. 41 
Hommes , & croions qu'ils ont voulu 
meurtre dans leurs ouvrages ce qu'ils nous 
infpirent, quand nous les regardons avec 
attention : nous ferons par-là honneur à 
leur efprit, au nôtre même , & « nos ju- 
gemens. | 
Obfervons encore , que quoique le 
Sculpteur ait repréfenté une Femme nue, 
il a prudemment difpofé fa Figure de la 
façon la plus modefte qu'il lui a été poffi- 
ble : elle fe cache autant qu’elle peut: 
clle rafflemble fon corps autant que fes 
chaînes le lui permettent : elle ne regarde 
point fon libérateur. On croit voir {ur 
fon vifage la honte qu’elle éprouve en 
paroiffant ainfi aux yeux d’un homme 
qu'elle ne connoiît point. Perfée de fon 
côté ne la regarde pas, fes yeux font fixés 
vers la pointe du Rocher ; il n’eft occupé 
qu'à décracher le bout de la chaîne qui eff 
attachée au fommet : il eût caufé trop de 
confufion à Androméde , fi fes regards fe 


42 Essarï 
fuffent arrêtés fur elle. Quelle décence ; 
& que d’efprit le Sculpteur habile n’a-il 
pas répandu dans toute cette grande com- 
pofition ? 

Nous pouvons faire la mème remarqué 
à l'égard de la Venus de Médicis, c’eft la 
Figure d’une Femme nue: cependant d’u- 
ne main elle couvre ce que la pudeur ne 
doit jamais permettre de montrer, & de 
l’autre elle cache une partie de fon fein ; 
elle a la tête panchée fur le côté ; 
elle fe courbe tant foit peu ; enfin elle a 
un air de modeftie fi marqué dans toute 
fa Figure & dans fon attitude, qu'on Fa 
appellée la Fenus pudique. Cette Statue 
eft Grecque, & c’eft un des plus beaux 
morceaux qui nous reftent de la fçavante 
Antiquité. Qu'elle nous ferve d'objet de 
comparaifon pour juger les autres : on 
croit remarquer que le Pages a donné à 


fon Androméde les mêmes proportions 


qu’on admire dans la Venus. Revenons à 
l'Androméde. 


SUR LA SCULPTURE. 43 
Regardez l’Erfant qui eft au bas du 
Rocher, & qui tire à lui, avec effort, un 
des bouts de la chaîne dont eft liée An- 
droméde. Vous pouvez remarquer la vi- 
vacité de fon aétion , commeil eft potelé, 
& fa belle chair. C'eft un Génie bienfai- 
fant , ou c’eft l'Amour ; enfin c’eft la Na- 
ture dans tout fon plus beau. Rien n’eft 
négligé dans ce Groupe : tous les Accef- 
foires y font traités fupérieurement ; Ar- 
mes, Draperies , enfin tout. Le Sculpteur 
y a mis fon nom , & l’année où il l’a fini. 
J1 l'a dédié à Louis XIV. pour lequel il 
Va fait, ainfi que la Figure de Milon le 
Crotoniate que vous voiez ici près. 

Ce fameux Athléte Grec fut dévoré 
par un Lion, tandis qu’une de fes mains 
reftoit engagée dans un tronc d’Arbre 
qu'il avoit voulu féparer, & dont les 
deux parties s'étoient rapprochées , avant 
que Milon pût retirer fa main. Quelle 
expreflion dans la tête de cet Homme 


44 Essat 

prodigieux en force ! Voiez fur fon vifa- 
ge la douleur extrême que lui caufe la 
morfure du Lion; on s’imagine l'entendre 
crier d’une voix effraïante , & plus forte 
que celle des hommes ordinaires. Tout 
{on corps qui eft d’une taille gigantefque, 
( les Hiftoriens difent qu’il l’avoit ainfi ) 
exprimé merveilleufementles prodigieux 
efforts qu’il fait pour fe dégager. Toutes 
fes parties fon extrêmement tendues, & 
fe roïdiffent violemment ; tout y exprime 
fes efforts : on les remarque dans fes muf. 
cles, dans fes nerfs, jufques dans les 
doigts de fes pieds ;, fur lefquels il s'ap- 
puie fortement. Mon ami fut infiniment 
attentif à ce qu'il voioit, & 1len fentit 
toute l’expreflon. 

Malheureufement , lui dis-je ; nous 
n'avons ici que ces deux beaux morceaux 
du même Sculpteur ; en voici la -raifon. 
M. Le Brun qui, dans ce tems-là , don- 
noit tous les deffeins des Statues que l’on 


SUR LA SCULPTURE.  4$ 
éxécutoit pour le Roi, voulut affujetur 
Le Puger à ne travailler que d’après les 
idées qu’il lui fourniroit. Il avoit trouvé 
cette foumiffion dans plufieurs autres ha- 
biles Maîtres : mais Le Puger ne voulut 
jamais captiver ainfi fes talens , & 1l re- 
tourna dans fon Païs. Nous le perdimes : 
tâchons de nous en confoler, en admirant 
fes ouvrages, & en leur paiant le tribut 
de louanges qu'ils méritent à tant d’é- 
gards. 

Si je ne craignois de prolonger les idées 
triftes que peut vous avoir donné la dou- 
leur du Milon, je vous ferois remarquer 
la Figure du Gladiateur mourant, que 
voici tout auprès. C’eft une belle Copie, 
faite par Michel Monier , d’une très-belle 
Statue antique qui eft à Rome. Ne croiez- 
vous pas voir un Homme expirant ? [1 


vient de recevoir une bleffure profonde ; 
il eft à demi couché fur l’Arène où il a 
combattu ; il fe foutient à peine ; une 


46 Essatï 

mortelle langueur s'empare de tous fes 
Sens. Il eft vrai, me dit mon ami, que ce 
fpetacle eft touchant : éloignons-nous- 
en, il me fait trop d'impreflion. 


Voiez donc, lui repliquai-jé, pour 
vous en diftraire , cette Figure qui repré- 
fente Apollon vainqueur du Serpent 
Python *, C’eft une belle Copie d’un ex- 
cellent Original du bon tèms de la Grèce. 
Cette admirable Statue peut nous donner 
l'idée d’un jeune Dieu vainqueur , qui a 
pris la Figure humaine : affurément il ne 
l'a pas choifie commune, Vous avez rai- 
fon , me dit mon ami , & je pénfe comme 
vous. 

Repofons nos yeux, repris:je alors, 
promenons-nous un peu ; j'ai encore à 
vous faire voir quelque chofe qui en 
vaut la peine, quelque chofe où nous 
aurons befoin dé regarder attentivement 
& d'admirer. Nous nous atrétämes er 


#* Copiée par Maxdline, 


SUR LA SCULPTURE. 47 
chemin auprès de la belle Statue de la 
Vénus, qu’on appelle 4 Za Coquille *, 
parce qu’elle en tient une dans une de 
fes mains. Mon ami m'en parut fort con- 
tent ; il fut fur-tout très-fenfible à la 
belle draperie de linge qui couvre une 
partie de cette Figure; elle paroït mouil- 
lée, & comme collée à la peau de la 
Vénus. Cette Déeffe paroît fortir du 
bain , elle eft à demi-couchée , & un 
peu panchée en avant fur le bord d’une 
fontaine. 

Nous revimes en pañant le premier 
Ganyméde que nous avions regardé en 
entrant. Mon ami fe confirma dans le 
jugement qu'il en avoit porté, après 
avoir vû le fecond. Par-là je m’apper- 
çûs que fes connoiffances commençoient 
à s'étendre & à fe perfectionner. 

Infenfiblement , & en réfléchiffant 
fur ce que nous avions vû, nous ap- 


* Cette belle copie de lP’Antique eft d'Antoine Coyzevexe 


438 Essai 
prochämes du Bofquet qu'on appelle 
Les Bains d’Apollon * ; nous nous ar- 
rètâmes peu au Groupe principal qui 
repréfente ce Dieu ** chez Thétis, 
aflis & environné de Nimphes , qui 
le fervent. Je ne voulois pas fatiguer 
mon compagnon de voiage : d’ailleurs 
comme je le connoiffois excellent Hom- 
me de Cheval , j'avois de l’empreffe- 
ment pour lui faire remarquer les deux 
Groupes des Chevaux d’Apollon , qui 
font aux deux côtés du grand Groupe 
dont je viens de parler : je me dou- 
tôis bien qu'ils l’'amuferoient davanta- 
ge ; étant très - fin connoifleur en ce 
genre. Je le conduifis vers celui qui eft 
à la gauche , quand on regarde le Grou- 
pe d’Apollon : 1l le trouva beau ***, les 


* Toutes les Sculptures de ce Bofquet ont été éxécutées 
par différens Sculpteurs , { Girardon, Regnaudin ) d’après les 
deffeins de M. Le Brun. 
** La tête de l’Apollon eft celle de Louis XIV. jeune, 
“** Le plus beau de ces Groupes de Chevaux , a été fait 
pär Gafpard de Marfj ; l'autre eft de Guérin, 


sUR LA SCULÉTURE. 49 
deux Tritons qui accompagnent ces Che: 
vaux, lui parurent vivans & animés con« 
venablement. Mais quel fut mon étonne 
ment; quand je le conduifis vers celui 
qui eft à La droite ! Il le regarda avec la 
plus grande attention, il fut long-tems 
fans parler, puis tout à coup 1l me dit, 
d'un air vif & animé, celui-ci me paroît 
bien fupérieur à l’autre : Vous avez rai- 
fon, lui dis-je, il a été exécuté par un 
Sculpteur beaucoup plus habile que fon 
Concurrent. 

Le jugement de mon ami me confirma 
dans mon ancienne idée que, pour acqué: 
rir des connoiffances dans les Beaux Arts, 
il ne faut prefque que le bien vouloir, 
s'y appliquer , réfléchir & comparer; 
Non-feulement mon ami remarqua qué 
ces deux Chevaux avoient beaucoup 
plus de fineffe & d'élégance que les deux 
autres , plus de fouplefle dans leurs 
mouvemens ; enfin qu'ils étoient plus 

D 


s° Eisus & 1 

femblables à la belle nature ; mais il alla 
jufqu’à m'en faire une critique de peu de 
conféquence à la vérité, mais qui mar- 
quoit que fes connoiffances, en matière 
de Cavalerie, étoient portées jufqu’aux 
plus petits détails. Ces Chevaux font 
parfaits, me dit-il, je trouverois feule- 
ment qu'ils ont la corne des pieds un peu 
trop longue. Cette remarque , lui répon- 
dis-je , eft celle d’un bon Ecuier ; mais 
permettez-moi d'y répondre en amateur: 
vous trouverez peut-être ma réponfe trop 


poétique, & même telle que pourroit 


être celle d’un Poëte qu'un peu d’enthou- 
fiafme auroit échauffé. Faites réflexion , 
lui dis-je, que ces Chevaux font des ef- 
pèces d'Etres immortels & prefque di- 
vins ; qu'ils n'ont jamais marché que fur 
des nuages , & qu’ils n’ont point été er- 
rés. IL fourit de ce trait auquel il ne s’at- 
tendoit pas, & 1l parut s’en contenter. 
Mais, continuai-je , voilà aflez parler de 


SUR LA SCULPTURE Si 
Sculpture ; peut-être trop, me direz-vous, 
je craindrois de vous en lafer. Ne l’ap- 
préhendez pas , me répondit-il ; cela m'a 
amufé, & je crois que je vous devrai bien- 
tôt des remerciemens. Le foin que vous 
prendrez pour étendre mes conhoiffan- 
ces, ne pourra qu'augmenter es plai- 
firs. En prenant votre politefle au pied 
de la lettre , lui repliquaie, je ne crain- 
drai donc pas de vous propofer une pro- 
menade pour dèémain ; nous traiterons , 
fi cela vous convient, une matière toute 
différente , mais qui pourra vous occu 
per agréablement. Ce fera, fi vous le 
trouvez bon, la dernière de cé genre que 


nous difcuterons. Très volontiers, me 
dit-il : à demain. 


Le lendemain notre rendez-vous ne 
put avoir lieu. Nous ne nous rejoigni- 
mes , mon ami & moi, que quelques jours 
après à Paris, & je n'en fus pas fâché. 
Comme je me propofois de l’entretenig 

D ji 


s2 Essai 
d'Architetture, Verfailles ne nous au- 
roit pas fourni aflez d'objets de com- 
paraifon en ce genre. Pauis y étoit plus 
propre. 


SUR L'ARCHITECTURE. 9$2 
L'Architetlure, 
E CHATEAU DE VERSAILLES, 


"malgré les fommes immenfes qu’on y a 
dépenfé pendant bien des années, ne pré- 
fente d'abord aux yeux, fur-tout du côté 
des Cours, qu’une grande quantité de 
Bâtimens plus importans par leur éten- 
due, que frappans par leur décoration 
extérieure. Ce n'eft pas qu’on y aït épar- 
gné la dorure ; les Toits en font chargés 3 
mais ces ornemens, fort ternis aujour- 
d’hui, ne charment plus les yeux, & après 
tout, le refle n’y répond pas. On s’apper- 
çoit toujours que l'acceffoire Femporte 
fur ce qui devroit être le principal. Ce 
Château n'étoit d'abord qu’une petite 
Maifon de Chaffe, bâtie par Louis XIII. 


pour fervir de rendez-vous. Louis XIV. 
en fit le même ufage pendant quelque 
D ii 


| 
| 
(4 
|! 
| 


s4 É ss 41 | 

tems ; il s’y plut, il voulut y faire quel- 
que féjour : cela l’obligea d'en augmen- 
ter lés Bâtimens, & peu à peu il devint 
tel que nous le voions aujourd’hui. 

_ Ce Palais peut loger très-commodé- 
ment une Cour nombreufe , mais il eft 
plus recommandable par la grandeur de 
fes Bâtimens , que par leur beauté. Vû 
d’une certaine diftance, il furprend , mais 
plus on en approche, plus l'admiration 
diminue ; & elle finit tout à fait quand on 
arrive à ce qu'on appelle /a Cour de Mar- 
bre. Qu'’eft-ce qu’on y voit ? Les reftes du 
petit & chetif Château de Verfailles, ainfi 
que s'expriment les Hifloriens de Louis 
XIII. qui l’a fait batir. On a eu beau le 
décorer par les dorures de fon Toit: la 
médiocrité de fon élévation & fon peu 
d’étendue fubfiftent toujours. Il eft vrai 
que le côté du Jardin * eft beaucoup 
mieux , & d’une meilleure Archite&ure ; 


* Cette Façade a 212 toifes de long, 


SUR L'ARCHITECTURE. SS 
mais n'eft-il pas trop uni, trop égal, 
peut-être d’une ennuieufe uniformité , 


peut-être , fi l’on ofe parler ainfi, un peu 
trop monotone ? Quelque magnifiques 
que foient les détails du Jardin , ils n’em- 
pêchent pas qu'on ne fente le peu d’agré- 
ment de fa fituation. Quelqu'un a dit de 
Verfailles , que c’étoit #7 Favori fans mé- 
rite. La comparaifon eft jufte ; on a té- 
moigné une grande prédileétion pour cet 
endroit, & l’on n’en a fait qu’une belle, 
mais trifte folitude , qui doit tout à l’Art 
& rien à la Nature. 

Il faut convenir que l’'Orangerie de 
Ve:failles * eft un morceau d'une grande 
confidération ; mais il eft plus eftimable 
par fon étendue , fa belle difpofition & 
la folidité de fa conftruttion, que par fa 
décoration. Cependant tout y eft grand, 
noble, male,quoiqu'extrèmement fimple, 
& c'eft peut-être cette fimplicité qui en 


# Elle eft d’Ordre Tofcan , & d’un goût exquis. 


D iv 


ç6 Essai 
augmente le mérite. On prétend que ta 
première idée de ce vafte Bâtiment , fut 
donnée à Louis XIV. par le fameux Le 
Nôrre, * ce célébre Créateur des plus 
beaux Jardins. Son voiage en Italie éten- 
dit fon heureux génie par la vûe des bel- 
les chofes que ce Païs charmant préfente 
aux yeux connoifleurs. Jufqu’à lui nous 
avions eu des hommes capables de faire 
de jolis Jardins pour des particuliers , 
mais très-peu de propres à en faire de 
magnifiques. Le Jardin de Fontainebleau 
commencé par Henri IV. & embelli par 
le feu Roi, étoit prefque le feul qu’on 
pût juger digne d'une Maïfon Roiale : 
nous n'avions pas encore celui du Palais 
des Thuilleries, que nous devons aux 
grandes vûes du même Monarque , & aux 
excellens deffeins de Le Nôtre. Quel mé: 
rite n’y a-t-1l pas eu à faire un Jardin qui, 
cd André Le Nôtre, né à Paris en 1613. mort en 1700. 1] 


étoit Controlleur des Bâtimens du Roi, Deflinateur de fes 
Jardins , & Chevalier de S, Michel. 


SUR L'ARCHITECTURE $7 
fans être d’une grande étendue, ne pré+ 
fente cependant aux yeux rien que de 
grand ! Quelle nobleffe , quelle magnifi- 
cence dans le Fer-à-Cheval qui le termi- 
ne, & qui met à portée de découvrir d’un 
même coup d'œil, tout ce beau Plant 
qu'on appelle avec raifon Les Champs Eli- 

fées ; la beauté de la Rivière ; celle du 
Païs qu’elle arrofe , & ces agréables Cô- 
teaux qui terminent l’horifon à la gauche 
des Thuilleries ! 

Le mot que je viens de dire des Champs 
Elifées,m'autorife, ce mefemble, àinfifter 
fur les projets de leur Auteur, & à rap- 
peller ce qu'il avoit imaginé pour la dé- 
coration de Paris. M. Colbert eft celui qui 
a fait planter Ls Champs Elifées , l'Etoi- 
le, & les Allées du Roule en face du 
Jardin des Thuilleries *. Toute la partie 
gauche de ce beau Plant du côté de la 
Rivière , a été achevée de fon tems; elle 


* En 1670, 


s3 Eiss at 
fe r’accorde parfaitement à l’ancien Cours 
qui eft le long de la Rivière , planté par 
Marie de Médicis * | & replanté pendant 
la Régence de M. le Duc d'Orléans ** : 
on l'appelle aujourd’hui le Nouveau ou 
le Perir Cours. L’intention de M. Colbert 
étoit de planter la partie droite des 
Champs Elifées de fymétrie avec la par- 
tie gauche. Sa mort interrompit ce projet, 
qui n’a point été fuivi. On a eu la négli- 
gence de laiffler acheter ces terrains à 
différens particuliers qui y ont bâti des 
Hôtels magnifiques, avec de grands Jar- 
dins qui donnent fur les Champs Elifées : 
ce qui rend aujourd’hui l’éxécution de ce 
grand deflein prefque impofñlible. On 
pourroit cependant y fuppléer , fi on le 
vouloit bien. Je dirai bientôt comment. 
De plus , M. Colbert projettoit de pouf- 
fer la grande Allée du milieu jufqu’à la 


* En 1628. 
** En 1723. 


SUR L'ARCHITECTURE S9 
Rivière , elle y va, à fort peu de chofe 
près ; & de faire un Pont à cet endroit 
de la Seine , avec un grand chemin planté 
d’Arbres, qui auroit conduit à S. Ger- 
main, où la Cour alloit fouvent en ce 
tems là. Toutes ces Allées auroient don- 
né dans le Bois de Boulogne, & s’y fe- 
roient r’accordées. Toute la partie droite 
en face du Bois de Boulogne , qu'on ap- 
pelle Za Plaine des Sablons, auroit été 
plantée , & cette partie avec le Bois de 
Boulogne auroit formé un magnifique 
Parc, dont le bout auroit été terminé en 
Terrafle fur la Rivière, ainfi qu'on l’a 


pratiqué, il y a quelques années , au Bois 


de Vincennes, avec beaucoup de dépen- 
fe & peu d'utilité. Encore n’a-t-on pas 
mis la dernière main à cette entreprife : 
çar ici, jofe le dire, 


à : 2 ] ; avec La liberté 
D'un François qui fcait mal farder la vérité, 
Rac. Brit, A, 1, Sc. 2. 


on forme de vaftes projets, on commence, 


on D ms © 


Essxi 
on va jufqu'à un certain point, & l’on 


60 


h’achéve rien ; témoin le Louvre , &c. * 

Ce grand Chemin de S. Germain dont 
je viens de parler, auroit joint une 
large Chauffée plantée d’Arbres, qui en 
montant infenfiblement, auroit conduit 
à un magnifique Pont fur la Rivière, 
d'une feule Arche, dont la Culée, du 
côté de la Montagne , auroit été prefque 
au niveau de la grande Efplanade qui 
conduit aux deux Châteaux de S. Ger- 
main : ouvrage qui auroit furpañlé ce 
que les Romains ont fait de plus grand 
en ce genre, 

À l'égard du proïet formé par M. Col. 
Bert pour la partie droite des Champs 
Elifées , on pourroit y fuppléer, en laif- 
fant même fubfifter les Hôtels. & Jardins 
qui rempliffent aujourd’hui ce terrain. Il 
ne feroit queftion que de fermer ces Jar- 
dins par des Terrafles, des Foffés revêtus, 


* Le Louvre, Urbis decus & orbis , s'il éroit achevé. 


SUR L'ARCHITECTURE. 61 
ou des Grilles de fer peintes en verdz 
on en a ufé ainfi à Londres dans le Parc 
de S; James, où cela fait un très-bon effet : 
par ce moien la vûe ne feroit plus offuf 
quée, & l’on jouiroit du fpeétacle de ces 
Jardins , dont la plupart méritent les re- 
gards & l'admiration du Public. 

Qu'il me foit permis d'ajouter encore 
une obfervation fur le Quartier des 
Champs Elifées. On projette aujourd’hui 
de placer la Statue Equeftre du Roi, dans 
l'Efplanade qui eft entre ce beau Plant 
d’Arbres & le Pont-Tournant des Thuil- 
deries : cette opération coûtera peu & 
fera bientôt confommée. Mais il feroit 
bien à défirer que ceux qui préfideront 
à l'Ouvrage, c’eft-à-dire, à la décora- 
tion de l’Efplanade, vouluffent fe con- 
former , autant qu’il leur feroit poffible, 
au premier projet du Grand Colbert ; qu’ils 
fongeaffent furtout à ne point aflujettir 
le Pont qu'on doit faire fur Ja Rivière à 


62 E;:$ s ANT 

la Rue de Bourgogne , ce qui feroit un 
alignement de biais ; mais plutôt à l’ali- 
gner fur le milieu de la partie du Rem- 
part qui aboutit à l’Efplanade , & qui ef 
plantée d’Arbres. Il eft à remarquer que 
l'Hôtel de feue Madame la Ducheffe fera 
peut-être démoli , & qu’ainfi il eft inutile 
de s’y aflujettir à préfent. 

Après cette digreflion , que mon zèle 
pour l’embelliffement de Paris rendra 
peut-être excufable , je reviens à FOran 
gerie de Verfailles. 

Le Nôtre en donna au Roï un léger 
craion ; & ce Prince qu’un heureux na- 
turel conduifoit toujours à faifir le grand 
& le beau , en fentit tout d’un coup le 
mérite ; il l’adopta , il donna à fon pre- 
mier Architette * le foin d’en tracer les 


* Jules Hardouin Manfard , Chevalier de S. Michel , & 
Surintendant des Bâtimens, Il mourut à Marly en 1708, I] 
étoit neveu de François Manfard, Archireéte du Roi, né à 
Paris en 1598. & mort en 1666. Les principaux Ouvrages 
de celui-ci , font la Chapelle du Château de Frefne ; le Por= 
&ail des Feuillans à Paris ; le Château de Maifons , qui eft un 


SUR L'AÂRCHITECTURE. 63 
mefures & le chargea de l'exécution. Je 
tiens cette Anecdote d’un vieillard refs 
petable , homme d’efprit & de goût, qui 
me la conta dans ma première jeuneffe, 
Il étoit d'autant plus crotable fur ce fait, 
qu'il avoit vécu long-tems dans la plus 
grande intimité avec le fameux Le Nôsre, 

Il m'en dit encore une qui fait autant 
d'honneur à ce dernier, qu’au grand Prin- 
ce qui l'emploioit. Le Roi vouloit que 
pour étendre le-Jardin de Verfailles, on 
defféchat une efpéce de Marais qui étoit 
en face : ce Marais étoit traverfé par un 
Ruiffeau ; toutes les eaux du canton fe 
rendoient en ce lieu, y féjournoient, y 
entretenoient une humidité aufli défa- 
gréable que mal faine. Deffécher totale- 


ment cet endroit, étoit une opération 


très-difhcile : on la tenta , on y emploia 


Chef-d'œuvre d'élégance ; l'Hôtel de la Vrillière, aujour- 
d’hui de Touloufe , près la Place des Viétoires ; l'Eglife de ta 
Vifitation de Sainte Marie, Rue S. Antoine. François Marfzrd 
éroit fort fupérieur à Jules Hardouin fon neveu. 


64 Essar 

bien des hommes , bien du tems & beau« 
coup de dépenfe ; on avançoit peu. Le 
Nôrre prit tout d'un coup fon parti en ha- 
bile Homme; 1l dit au Roi: Sire , je croi ce 
defféchement prefque impoffible. Si votre Ma- 
jefté me lepermt , je ferai tout Le contraire. Au 
lieu de m’obfliner a détourner ces eaux , je les 
raffemblerai, jeles animerai, je Les ferai couler 
& j'en formerai un beau Canal, Ce projet 
frappa le Roi; il en vit toute la grandeut 
& toute la fupériorité ; 1l en ordonnä 
l'exécution ; & c’eft à ces deux heureux 
Génies que l'on doit le magnifique Ca: 
nal * qui termine aujourd’hui fi favora- 
blement le Jardin de Verfailles. 

Je pourrois encore remarquer dans ce 
Palais, les Ecuries du Roi; je poufrois en 
admirer la forme, l’étendue , la bonné 
conftru@ion , mais j'aurois peu de chofes 
à dire de leur décoration ; elle eft très- 
fimple. 

# Ce Çanal a 800 toifes de long , fur 32 de large. 


Les 


SUR L'ÂRCHITECTURE. 6$ 
Les difcuflions où je fuis entré fur 
Verfailles , fur le Jardin des Thuilleries , 
fur les Champs Elifées , font des hors: 
d'œuvre par rapport au deffein de four: 
nir à mon ami des objets de comparai. 
{on & d'inftruétion en matière d’Archis 
teilure. I] eft tems de reprendre mes con: 
verfations avec lui. 


Nous nous rejoignimes à Paris. Je ne 
me propofois pas de lui faire faire un 
Cours détaillé d'Architecture ; outre que 
je n'en {çavois pas aflez pour une fi gran- 


de entreprile, je voulois feulement luÿ 
faire remarquer ce que nous avions de 
mieux en ce genre, & lui donner envie 
d'y acquérir par la fuite une connoiffance 
plus étendue. 

Je le menai d’abord à Z4 Fontaine * des 


*# La Fontaine des Innocens 4 été bâtie en 1550: L’Ars 
chiteéture eft de Pierre Leftor, Abbé de Clagny , & la Sculp= 
sure de Jean Goujon , ous deux François. Elle a été reftau= 
rée en 1708. On y a placé l’Infcription fuivante, qui eft du 
fameux Santeuil , 

Quos duro cernis fimulato marmote fluëlus , 


Hujus Nympha loci credidis effe fuos, 


66 A 

Innocens ; je lui en fis obferver la belle 
forme , l’élégante fimplicité , la légèreté 
de fon Architecture, la délicateffe de fes 
Pilaftres , l'agrément de fes Bas-reliefs , 
& la fineffe de leur exécution. Je ne m’a- 
mufai point à lui en faire l’hiftoire , elle 
fe trouve dans les Defcriptions impri- 
mées de la Ville de Paris ; ÿ y renvoiai 
mon ami, & j'en ufai ainfi à l'égard des 
autres morceaux d'Archite@ture que je 
lui fis voir. IL étoit queftion de l’intéreffer 
aux beautés de l’Art, non de lui appren- 
dre comment , par qui & par quelles voies 
les monumens de l’Archite&ure moderne 
fe font multipliés dans Paris. 

Je ne ie conduifis point à ja belie Fontai- 
ne du célébre Bouchardon *, qui eft dans le 
Fauxbourg S. Germain. Quelques beau- 
tés que j'euffe pû lui faire remarquer dans 
cet excellent morceau, comme les Sculp- 


* Bâcie en 1739. fur les Defleins & la conduite d'Edme 
Bouchardon , né à Chaumont en Baffigny. 


SUR L'ARCHITÉCTURE. G 
tures en font le principal mérite ; & qué 
l'Architeéture n’en eft que l’accefloire , 
cela n'alloit point affez à mon objet. Il 
nous feroit arrivé feulement de déplorer 
le malheur de la fituation de ces deux 
Fontaines (celle des Znnocens & celle 
de la Rue de Grenelle). De part & d’au« 
tre, rien de plus défavantageux. 

Je le menai voir le magnifique Portail 
de l'Eglife de S. Gervais * ; il en admira 
l'élévation , la folidité , la noble conf 
truction ; les belleS proportions. Nous 
regrétämes feulement qu'il n'y eût pas 
devant ce Portail affez détendue & de 
reculée, pour que les yeux de ceux qui 
le regardent puflent en embrafler plus 
aifément tout l’enfemble: Nous eûmes 
fouvent occafion de former les mêmeé 
regrets à l'égard d'autres Bâtimens enco= 
re plus confidérables. 


* Jla été bâti par Jacques de Broflé , Frañçois , en 1616. 
C'eft le même Architeéte qui a conftruit le Palais du Lus 
zembourz , l'Acquéduc d’Arcueil , &c, 

E j 


68 Lsisii 

Nous n’allämes point, mon ami & moi, 
à S. Sulpice , pour y voir le Portail * bâti 
par le Chevalier Servandoni Florentin , 
Peintre & Architette. Quelque confidé- 
rable que foit cet Ouvrage, comme 1l 
n'eft point achevé, nous n’aurions pû en 
porter un jugement arrêté. Nous aurions 
feulement gémi , comme à S. Gervais , du 
peu d’efpace qu'on a pour voir, comme 
il faudroit, cette magnifique & immenfe 
fabrique. Il n'y a pas d'apparence qu’on 
puifle remédier fitôt à cet inconvénient. 

LE PALAIS DU LUXEMBOURG ** 
ne pouvoit nous échapper. Cette belle 
Maifon, dis-je à mon ami, eft du célébre 
Jacques de Broffe, qui a conftruit le Por- 
tail de S. Gervais. Il a voulu que ce Por- 
tail annonçât , par fa magnificence , un 
Temple refpettable & la majefté des 
objets qui y conduifent. Il a voulu, en 

* Ce Portail a été commencé en 1733. pendant que 


M. Languet de Gergy étoit Curé de cette Paroifle, 
#* Commencé en 1615. achevé en 1620 


sus L'ARCHITECTURE. 69 
conftruifant Ze Luxembourg , que ce füt un 


Palais digne d’être habité par une grande 
Princefle. C'eft pour Marie de Médicis 
qu'il la bâti. Cette Princefle Italien- 
ne avoit pù prendre dans fon Païs 
des idées de la grande Archite&ure qui y 
régne ; elle étoit magnifique, elle étoit 
Régente en France; ainfi l’habile Archi- 
tette n’a rien négligé pour la fatisfaire. 
On trouve dans ce Palais de l'étendue ; 
de la folidité & de la nobleffe. 

Allons, dis-je à mon ami, voir un au: 
tre Palais, bâti par un autre Archite&e 
& pour une autre Princeffe. Je crois que 
vous ne le trouverez pas inférieur à ce- 
lui-ci. Je le menai aux Thuilleries. Vous 
n'avez encore vû, lui difois-je en che- 
min ; que trois chofes qui puiflent vous 
fervir d'objets de comparaifon ; favoir 
une jolie Fontaine , un beau Portail 
d'Eglife , une magnifique Maifon pro- 
pre à loger un Prince : nous allons voir 


E ii 


7Q - Essar 
préfentement un Palais digne d'un grand 
Roi. 

CATHERINE DE Méprcis, qui pour 
lors étoit à peu près dans la même fitua- 
tion où Marie fe trouva depuis, le fit 
bâtir *, & fe fervit pour cela du célébre 
Philbert de Lorme**, qui le premier, comme 
on a dit, dépouilla l’Architeëture de fes 
habillemens Gothiques , pour la revêtir 
de ceux de l’ancienne Grèce. Catherine 
aimoit les Sciences & les Beaux Arts, 
elle fit un mauvais ufagé des Sciences , 


en donnant dans l4/frologie judiciaire 3 
mais elle fit fleurir les Arts en France. 
Elle laiffa à fes enfans qui, après elle- 


même & l'envie de régner, étoient Îes 
objets les plus chers à fon cœur, Fhabi- 
tation du Louvre, qui, dans ce tems-là, 


# J1 fut commencé en 1564. 

**_ Philbert de Lorme, néà Lyon , x vêcu fous les Régnes 
_dHexri Il. de FraNÇors IL, & de CHanzes IX: 1la beau- 
coup travaillé au Louvre , au Palais des Thuilleries , au Ché= 
geau d’Anet , à celui de S, Maur , &ics Li mourut en/1577e 


SUR L'ARCHI'MECTURE. 
n'étoit pas à beaucoup près aufli confi- 
dérable qu’elle l’eftaujourd’hui. Cacherine 
imagina de bâtir pour elle un nouveau 
Palais qu’elle pût habiter avec fa Cour; 
ce Palais, qui eft celui des Thuilleries , 
devoit être plus étendu que nous ne le 
voions aujourd’hui ; j'en ai vû d'anciens 
Plans gravés ; il devoit être accompagné 
de Cours latérales , de Bafle-Cours , d'E- 
curies fort vaftes. La Reine n’acheva 
point ce qu'elle avoit commencé ; elle fe 
dégouta des Thuilleries fur une prétendue 


prédiétion de fes Aftrologues ; elle aban- 
donna ce deflein, & fe fit conftruire un 
autre Palais * près de S. Euflache, Maifon 
trifte & bien inférieure à celle qu’elle 


quittoit. Nous l'avons connue fous le 
nom d'Hôtel de Soiffons , on vient de la 
démolir, & il n’en refte que la Colonne 
érigée aufli par La Reine Catherine , pour 
y faire des Obfervations Aftronomiquéss 


* Par Jean Bullant , en 1572 


E iv 


72 ESSNI 

Cette Colonne appartient aujourd’hui à 
la Ville *, peut-être la démolira-ton par 
la fuite , quoiqu’elle méritât d’être con- 
fervée & reflaurée ; on en pourroit faire 
une Fontaine publique. 

Pour revenir au Palais des Thuilleries ; 
la Princeffe , dont nous venons de parler, 
p'acheva que ce qui fe voit préfente- 
ment, & qui confifte dans le gros Pavil- 
lon du milieu, les deux corps de Logis 
contigus, & les deux Pavillons qui les 
terminent. Tout le refte ne fut point 
commencé ; encore ce que Catherine de 
Médicis acheva, n’avoit-il pas toute la 
magnificence & tout l'exhaufflement qu’il 
a aujourdhui. 

Louis XEV. toujours grand, y fit faire 
des embelliffemens confidérables ; ** il 
Jexhauffa de l'Attique qui y régne par- 


* En 1750. cette Colonne a été achetée & confervée par 
les foins de M. de Bernage , Prevôt des Marchands. 

** En 1664. fous le Miniftère de M, Colbert , & fous la di- 
geétion de Louis Le Pau , & de François d'Orbay fon Elève. 


SUR L'ARCHITECTURE. 73 
tout , & fit ajouter un troifième Ordre au 
Pavillon du milieu & aux deux latéraux, 
ce qui y donne un grand air de noblefle. 
On y admiroit autrefois un fuperbe Efca- 
lier à deux rampes, qui occupoit le milieu 
du Bâtiment. C’étoitun Chef d’œuvrepar 
fa légèreté, par fa folidité, par le traithardi 
& la coupe des pierres ; mais au tems de 
la grande reftauration que fit faire Louis 
XIV. à ce Palais, on trouva que cet Ef- 
calier ôtoit à ceux qui entroient , la vûe 
du magnifique Jardin dont on avoit déja 
l’idée. On le détruifit, & l’on fit celui 
que nous voions , fort beau dans fa ma- 
nière , & qui n’offufque rien. 

Les Appartemens du Palais des Thuif. 
leries furent confidérablement embellis 
de Peintures , de Sculptures, de Dorures. 
On y emploia les plus habiles Maîtres 
de ce tems-là, & il y en avoit beaucoup. 
Les Rois n’ont qu'à vouloir, ordonner, 
protéger, encourager & récompenfer, 


4 E-s s Ar 

ils né manquéront jamais d’habiles gens 
en tout genre. Mais notre objet aujour- 
d’hui n’eft pas d’entrer dans cès détails, 
Ne parlons que d’Archireëlure ; & encore 
n'en parlons que ttès-fuccinétement, s’il 
eft poflible, 

Difons donc que le Palais qui, du côté 
du Jardin, n'avoit, avant fes augmenta- 
tions, qué les trois corps de Bâtimens 
dont nous venons de parler , formoit un 
tout enfemble bien proportionné. Ce 
n’étoit, à proprement parler, qu'un béau 
Château. On a voulu laugménter ; on y 
a ajouté deux grands corps de Bâtimens, 
& deux gros Pavillons latéraux extrème- 
ent exhauflés : qu’en eft-il arrivé ? Ces 
nouveaux Bâtimens paroiflent d’une for- 
. me Coloffale, &écrafent, pour ainfi dire, 
les anciens qui, dans leur premier état, 
fe trouvoient ifolés, & ne préfentoient 
rien que de très-élégant, de très-fin & de 
très-agréable, L’œil pouvoit embrafler 


sUR L'ARCHITECTURE. 7$ 
le tout enfemble, avec la plus grande 
fatisfation, 

Il eft vrai qu'aujourd'hui la face * de 
ce Palais, du côté du Jardin , eft beau+ 
coup plus étendue & qu'elle impofe, 
mais les Accefloires nuïfent aü principal , 


& s’y r'accordent mal: Phubere de Lorme 
s’en feroit peut-être mieux acquitté. Pour 
excufer ces augmentations qui paroiffent 
monftrueufes, on pourroit dire qu’on y 
a été engagé par le defir de conférver le 
plein-pied des Appartemens du premier 
étage de l’ancien Château , avec celui de 
la grande Galerie qui eft en retour le 
long de la Rivière.** Cette longue Gale- 
rie a été bâtie fous différens Roïs , & elle 
weft pas d'une Architeéture uniformes 
mais, malgré fes irrégülarités, elle ne 
laifle pas de former un tout enfembie 
d'une magnificence & d’une étendue qui 


* Cette façade à 168. toifes de long. 
“* Cette Galerie a 221, toifes de long. 


"6 Essai 

ne fe trouvent dans aucun Palais. Elle 
joint ce qu’on appelloit autrefois , & mal 
à propos, le Wieux Louvre. C’eft de ce 
grand objet que je dois préfentement 
parler. 

Nos Rois avoient un ancien Palais 
dans l'emplacement où eft fitué aujour- 
d’hui le Louvre. C’étoit un amas confus 
de Tours & de Bätimens Gothiques, fans 
ordre & fans fymétrie. François I. le 
Pere & le Reftaurateur des Sciences & 
des Beaux Arts en France, avoit attiré 
d'Italie d'habiles Attiftes en plufieurs 
genres ; il s’en étoit fervi à embellir l’an- 
-cien & vafte Château de Fontainebleau ; 
il conçut le deflein de fe faire dans fa 
Capitale une habitation digne de lui & 
d'elle. En 1528. il commença par faire 
démolir la plus grande partie de l’ancien- 
ne ; il fit jetter les fondemens fort foli- 
des d’une partie de la nouvelle ; mais il 
avança peu. 


SUR L'ARCHITECTURE. Ÿ7 
Henri II. fon Fils & fon Succefleur ; 
Prince voluptueux & magnifique , reprit 


en 1548. l'Ouvrage commencé ; il l'é- 
tendit & l’embellit beaucoup ; il y em= 
ploia Pierre Lefcor, Abbé de Clagny, 
Architecte François, qui ne fit point re- 
gretter les Italiens. C’eft-là que je con- 
duifis mon ami. 

Après avoir parcouru plufieurs Rues 
qui ne donnent pas à ce Palais un abord 
favorable , nous nous arrêtämes à la pe= 
tite Place qui eft au bout de la Rue Fro- 
menteau, & vis-à-vis celle des façades 
du Louvre, par laquelle on y entre le plus 
ordinairement. Mon ami la trouva plus 
folide que magnifique. Je voulois exprès 
le conduire par dégrés, en commençant 
par le moins pour aller enfuite au mieux, 
& finir par le plus parfait. 

Nous entrâmes dans la Cour du Lou- 
yre, par le beau veftibule à Colonnes qui 
y conduit. Je le fis remarquer à mon ami. 


78 Essaï 

Ce Veftibule, lui dis-je, a été bäti fous 
Louis XIII. par Jacques Le Mercier ; on 
prétend qu'il eft imité de celui que le 
célébre Michel. Ange Buonarroti * a conf- 
truit à Rome pour le Palais Farnèfe. Mon 
ami le trouva bien. Nous tournâmes à 
droite dans la Cour, & là, je lui fis faire 
attention à l'élégance de l'Architecture ** 
qui décore cette portion du Bâtiment. Il 
admira la fineffe & la belle exécution des 
ernemens de Sculpture *** dont elle eft 
fort enrichie. Ceci eft du Régne de 
Henri IL. 

. La portion qui eft d’équerre avec celle- 
ci, & dont la face extérieure donne fur 
ia Rivière , a été continuée fur le même 
deffein par les Rois fuivans, & étroit 
reftée imparfaite. La partie qui eft à la 
gauche du Veftibule par où nous étions 
entrés, tant du côté du dehors que de 


# Né à Florence en 1474, mort à Rome en 1564. 
#* Par l'Abbé de Clagny, 
#** Par Jean Goujon, 


SUR L'ARCHITECTURE. 79 
celui de la Cour , a été conftruite fous le 
Régne de Louis XIII. ainfi que ce Vefti- 
bule , & continuée en retour d’équerre. 

Louis XIV. qui avoit la noble & 
louable ambition de faire mieux que fes 
Prédéceffleurs, voulut achever ce fuperbe 
Edifice fur un deffein encore plus beau 
& plus grand. Il fit continuer ce qui ref- 
toit à faire pour rendre la Cour du Louvre 
plus vafte & exaétement quarrée. Il ap+ 
pella d'Italie le fameux Cavalier Bernin*, 
Peintre, Sculpteur & Architeéte du pre- 
mier ordre. Celui-ci donna plufieurs 
deffeins différens pour l’achevement du 
Louvre ; & un François l’'emporta encore 
cette fois fur l'Italien. 

Un célébre Médecin de l’Académie 
Roiale des Sciences, M. Perraulr **, 


* Jean-Laurent Bernin , né à Naples en 1598. mort à 
Rome en 1680. 

** Claude Perrault, né à Paris en 1613. mort en 1688, 
âgé de 75 ans, a traduit Vitruve ; il a donné les deffeins de 
la Colonade du Louvre , de l’'Obfervatoire de Paris , de la 
Chapelle de Sceaux , de l'Arc de Triomphe du Fauxbourg 


80 Essaiï 

préfenta fes defleins qui, avec raifon ; 
furent préférés & acceptés par le Roi $ 
ce Prince, toujours guidé par le goût 
naturel qu'il avoit du beau, du noble, 
de l’excellent , fentit toute la fupériorité 
de ce magnifique projet: En conféquence 
on commença * par continuer les deux 
Aîles latérales fur le même Plan des au: 
tres , & à peu près de la même décora- 
tion extérieure. Seulement on les ex: 
hauffa d’un troifième Ordre plus élevé 
que J’Attique qui régne fur toutes les 
parties du Louvre conftruites antérieu: 
rement , & cela pour donner plus d’élé- 
vation & de nobleffe à ce beau Bâtiment; 
faut par la fuite à en faire autant partout. 


Ces nouvelles parties , comme vous 


S, Antoine , dont on a détruit le modèle en 1716. Les fon- 
demens en avoient été jetés en 1670. & le Bâtiment élevé 
jufqu'à la hauteur des Pieds-d’eftaux des Colonnes. Tout ce 
qui étoit au-deflus n’éroit que de plâtre & pour fervir de 
modéle, 

* En 1665. fous le Minifkère de M, Colbert, On ceffa d’f 
#ravailler en 16704 


VOIEZ s 


SUR L’'ARCHITÉCTURE. 81 
voiez, ne font ni achevées ni couvertes 
entièrement: | 

Mais où M. Perraulr fit voir l’éteridué 
& l'élévation de fon beau génie , ce fut à 
la façade extérieure du Louvre Qui re: 
garde S. Germain l’Auxerrois. En effet ; où 
peut-on trouver plus de noblefle, plus 
d'élégance, plus de magnificence, que 
dans la fuperbe Colonnade * qui décoré 
cette façade ? Tous les ornemens de 
Sculpture qui y font répandus avec au> 
tant de fagefle que de richeffe ; ne font 
pas tous finis ; mais on peut afément ju- 
ger par ceux qui le font à peu près ; de 
ce que feroit devenu le refte ; fi l’on eût 
mis la dernière main à cet Ouvrage. 
Quel heureux effort de génie; d’avoir 
réduit cette grande Décoration à un feul 
Ordre ! * Que cela lui donne de majefté! 


* Elle a 87 toifes & demie de longueur. 


Ka Roegia folis erat fublimibus alta Columnis: 
Ovibx , Metam. L. 4, €, À; 


F 


82 Essa1x 

Quelle idée n’offre-relle pas du Palais 
qu’elle annonce ; de celui pour qui on 
l’a bâti ; & de celui qui l’a imaginée ! 
Malheureufement ces belles entreprifes 
furen® arrêtées. Une longue guerre, des 
changemens dans le Miniftère, la mort 
de M. Colbert , & peut-être plus que tout 
cela , le goût que Louis XIV. prit pour 
Verfailles, & les grandes dépenfes qu'il 
y fit, en furent caufe. Si ce Palais eût été 
achevé felon les idées de M. Perraulr, 
quel eft le Souverain qui pourroit fe 
vanter d’avoir une habitation compara- 
ble à celle-ci ? Tous les Etrangers, tous 
les Voiageurs Curieux & Connoiffeurs , 
conviennent qu'ils n’ont rien vû qui en 
approche, & que l'Italie qui renferme 
tant de beaux Edifices, n’a rien qui ne 
lui foit inférieur. À peine la Grèce & 
l’ancienne Rome pourroient-elles le lui 
difputer. Il exifta peut-être des Bâtimens 
plus remarquables par leur grandeur & 


SUR L'ARCHITECTURE. 83 
par leur élévation ; mais ce n’eft pas 
un énorme amas de pierres qui fait le 
prix d'un Edifice ; c'eft la beauté de fa 
forme & la juftefle de fes proportions. 

Ne quittons pas encore cette Colon: 
nade , me dit mon ami, à qui elle caufà 
la plus grande admiration : éloignons- 
nous pour la mieux voir, & pour jouir 
agréablement du tout enfemble: Mais 
quelle fut la mortification que nous ref: 
fentimes , quand nous apperçûümes tout 
ce qui s'oppoloit à nos plaifirs ! Nous 
vimes avec douleur qué ce maghifiqué 
Edifice étoit offufqué par dé vilaines & 
chétives Maifons , qui en dérobent à 14 
vûe les plus confidérablés parties: Il eft 
vrai que, fi on l'eût achevé, ces indignes 
Bâtimens n’auroient pas fubfifté, & qu’on 
nen verroit pas d’autres placés aujour- 
d'hui jufques dans le milieu de lä Cour. 
Rien de plus facile au refte que de les 
fupprimer, puifque tout le terrain qu’oc- 

F ij 


84 Es STAI 

cupent ces miférables eonftructions ap- 
partient au Roi. Efpérons d'une longue 
paix que nous devons à un Monarque 
fage & modéré, quoique vainqueur ; 
efpérons de fon goût noble & grand, des 
bonnes intentions & de la prudente ad- 
miniftration du bon Citoien * à qui 1l a 
confié la Direétion générale de fes Bâti- 
mens ; de la façon de penfer élevée du 
Miniftre ** qui a aujourd’hui le Dépar- 
tement de Paris, que le tems viendra où 
les bons François & les Habitans de cette 
Capitale , qui fe font toujours diftingués 
par un zèle ardent pour leurs Souverains, 
auront le plaifir de voir achever un Pa- 
lais digne d’être habité par ceux qui fe- 
ront toujours l’objet de leur refpett & de 
leur amour. Hélas ! il y a eu un mo- 
ment *** , qui n’eft pas encore éloigné, 


* M. LE NORMAND DE TOURNEHEM. 

** M. Le Comte D'ARGENSON. 

*** Le Roi avoit donné l’ordre d'achever Île Louvre, 
D'autres opérations ont fufpendu l'exécution de ce beau 
projet ; efpérons qu'on le reptendra, 


SUR L'ARCHITECTURE 8$ 
où ils ont cru pouvoir s’en flatter : qu'il 
revienne , & 1ls feront contens. 

Suppofons, premièrement, que l’on 
achevât le Louvre ; fecondement , que 
l'on. fit au Palais des Thuilleries les aug- 
mentations convenables & néceffaires , 
tant du côté de la Cour des Princes que 
de celle des Suifles , fans cependant exi- 
ger qu’on continuât du côté de la Rue 
S. Honoré une Galerie pareille à celle 
qui eft du côté de la Rivière. Cette nou- 
velle Galerie feroit totalement inutile , 


& jetteroit dans des dépenfes trop confi- 


dérables. L’efpace contenu entre ces deux 
Galeries feroit trop vafte : le Louvre & 
le Palais des Thuilleries fe joignent & fe 
communiquent par la Galerie qui eft du 
côté de la Rivière , cela fuffit. 
Suppofons, troifièmement, que les Rois 
habitaffent quelquefois Paris , ou y fiflent 
leur principale réfidence ; en ce cas, qui 
peut arriver dans la fuite des tems, ne 


F ii 


86 CAE DE 2 D 

feroit-il pas bien convenable qu’on tà- 
chât aujourd'hui d'achever de planter Les 
Champs Elifées , anfi qu'on le propofe ? 
Cet arrangement procureroit à l’habita- 
tion principale des Rois, un ornement 
bien digne de ieur magnificence & de la 
grandeur de la Ville Capitale de leur 
Roiaume. 

Qu'on nedife point: Les Rois n’habite- 
ront jamais Paris & le Louvre ; que fçait- 
on ? plufieurs Rois s’y font plû ; la mê- 
me chofe ne peut-elle pas encore arriver? 
Henri IV. s'y plaifoit beaucoup. Il s’en 
falloit bien dans ce tems-là que Paris & 
le Louvre fuflent aufli magnifiques qu'ils 
le font aujourd'hui. Perfonne n'ignore 
cette petite Anecdote. Ce grand Prince 
fe faifoit un jour un plaifir de faire voir 
les Appartemens du Louvre qu'il avoit 
embellis, à un Ambaffadeur d'Efpagne 
arrivé depuis peu à fa Cour : il le con- 
duifit partout ; il demanda enfuite à 


SUR L'ARCHITECTURE. 87 
PAmbaffadeur ce qu'il en penfoit, & fi le 
Palais de Madrid étoit plus beau ? L’Am- 
baffadeur en Courtifan loua tout , mais 
en Efpagnol prévenu pour fon Païs, il 
ajouta que le Palais du Roi fon. Maître 
étoit fupérieur. Attendez M. l’Ambaffa- 
deur , lui dit le Roi, & le menant fur le 
Balcon qui eftau bout de la Galerie du 
Louvre , qu’on appelle aujourd’hui Le 
Galerie d' Apollon * , regardez , lui dit-1}, 
votre Maître a-t'il au bout de fon Palais 
une Rivière & une Ville comme celle 
que vous voiez d'ici? L’Ambañladeur fe 
tût & refta dans l’admiration. Que fe- 
roit-ce aujourd’hui, que cette Rivière & 
cette Ville font fi confidérablement em- 
bellis par les plus beaux Quais , les plus 
beaux Ponts & les plus beaux Bâtimens 
qui y ont été conftruits depuis ce tems-là 
& qui augmentent tous les jours £ 

Quand il a été queftion de former une 
* Embellie par Louis XIV, 


FE iv 


88 E s.s A: 

Piace pour y ériger une Statue Equeftre 
du Roi, un jeune Architeéte * préfenta 
un Projet qui attira l'attention des Con- 
noifleurs ; ce jeune homme plein de gé- 
nie **, de talent & de goût, étoit déja 
connu , furtout par un beau Projet pour 
la réédification de l'Hôpital & de l'Eglife 
des Quinye-vingrs : Projet qui fut admiré 
de tout le monde , & qui cependant n'a 
pas été exécuté. 

Le Plan qu'il donna pour la conftruc- 
tion de cette Place, avoit encore l’avan- 
tage de concourir avec l'achévement du 
Louvre. Un côté de la Place qu'il ima- 
gina pour la Statue Equeftre , auroit été 
formé par la belle Colonnade de M. Per- 
reult ; un autre par le Quai fur la Riviè- 
re ; un troifième vis-à-vis de ce dernier , 
par un magnifique Hôtel de Ville; enfin 
le côté en face de la Colonnade auroit 

* Le Sieur Laurent Deflouehes , de Paris. 


** Ces trois chofes font bien remarquables dans un Ar= 
tifle, Le Génie invente, le salens exécute , le goét choifit, 
Vitur + : : 


SUR L'ARCHITECTURE. 89 
contenu des Hôtels pour le Grand Con- 
Jeil , pour la Monnoie , pour Les Pofles , 
pour le Garde-Meuble du Roi, &c. Une 
Rue fort large fe feroit trouvée vis-à-vis 
la grande Porte du Louvre, & auroit 
abouti dans la Rue des Prouvaires. Il eft 
vrai que pour donner à cette Place l’é- 
tendue qu’exigeoit la magnificence des 
Bâtimens qu’elle auroit contenus ; on fe 
{eroit trouvé dans l’indifpenfable nécef- 
fité de démolir l’Eglife de S. Germain 
l’Auxerrois ; mais on l’auroit rebätie , & 
mieux qu’elle n’eft, dans l'endroit où eft 
aujourd’hui l'Hôtel des Monnoies , dont 
les Bâtimens font indignes de la Capitale 
du Roiïaume. Cette Eglife de S. Germain 
auroit été conftruite fur les fonds des 
Economats , ainfi qu’on en a ufé à l’éy 
gard de la nouvelle Paroiffe de Verfail- 
les, & par cêét arrangement il n'en eût 
rien coûté au Roi ni à la Ville. 

Pour ce qui regarde la Place même, 


99 K'sis ar 
deftinée à la Statue Equeftre , elle auroit 
exigé bien moins de dépenfe que beau- 
coup. d'autres projettées à d’autres en- 
droits , puifque le côté formé par la Co- 
lonnade du Louvre eft bâti ; qu’on auroit 
laiflé le côté du Quai ouvert comme il 
cft, & qu’il ne feroit refté que deux cô- 
tés à bâtir. Quels avantages d’ailleurs 
dans la fituation & les accompagnemens 
de cette Place ! Ceux qui feroïent venus 
du Fauxbourg S. Germain dans la partie 
de la Ville qui eft au nord de la Rivière, 
en pañfant fur le Pont-Neuf auroient ap- 
perçû tout d'un coup la fuperbe Façade 
du Louvre. En traverfant la Place, ou 
en Ja iongeant du côté du Quai, ils au- 
roicnt découvert le nouvel ÆHôrel de 
Ville & les beaux Bâtimens qui auroient 
achevé de la former. Il n'eft pas aifé 
d'imaginer un coup d'œil plus fatisfaifant. 
Tous ceux à qui le jeune Architette 
fit voir fon Projet , en furent enchantés ; 


SUR L'ÂRCHITECTURE. 91 
quelques-uns trouvèrent feulement que 
la dépenfe en feroit encore trop forte ; 
pour y obvier , il propofa de ne nettoier, 
devant le Louvre, que l'emplacement 
contenu entre la Colonnade & le Portail 
de S. Germain l’Auxerrois , fauf à l’ache- 
ver, le reftaurer, oue cacher par un 
autre Portail de meilleur goût , comme 
on a fait à S. Gervais. Ses projets furent 
admirés de tout le monde, & on ne les 
accepta pas ; on projetta plufieurs autres 
Places dans différens endroits du Faux- 
bourg S. Germain ; aucun de ces deffeins 
n’a eu lieu ; & enfin on s’eft déterminé, 
comme je l'ai obfervé plus haut, à placer 
la Statue Equeftre du Roi dans l'Efpla- 
nade des Champs Elifées, en face du 
Pont-Tournant des Thuïlleries. La forme 
& la décoration ne font point encore dé- 
cidées. La fituation en eft avantageufe à 


bien des égards ; on peut y faire du beau, 
pourvû qu'on n'y fafle point top de 


92 Es:s A1 

Bâtimens , ce qui ôteroit la vûe d’uñ des 
plus beaux endroits qu'il y ait dans le 
monde connu: Cependant il faut con- 
venir que la Place projettée devant Le 
Louvre auroit eû l’avantage d’être dans 
la Ville, & au milieu d’un de fes plus 
beaux quartiers # avantage que l’autre 
place n'aura pas , puifqu’elle fera au-de- 
hors, 

Nous terminämes là notre courte pro- 
menade & nos longues converfations. Je 
n’entrai, comme on a vû , avec mon ami 
dans aucun détail fur les trois articles 
que nous traitâmes ; je ne lui préfentai 
que quelques objets. Je lui indiquai , 


avant que de nous féparer, les Livres 
dans lefquels on trouve ces détails ; je 
lui confeillai de les lire quand il en au- 
roit le loifir ; 11 me le promit & nous 
nous quittämes. À quelque tems delà 
nous nous rejoignimes ; mon ami avoit 
beaucoup lû , beaucoup vüû 3 il avoit 


SUR L'ARCHITECTURÉ. 93 


réfléchi & comparé ; je ne fus point 
étonné de le trouver Connoiffeur. Ce me 
fut une nouvelle preuve de ce que j'ai 
ofé avancer dans mon Avertiflement, 
qu'avec quelques difpofitions naturelles, 
de l’application , de la réflexion, & en 
comparant, on pouvoit acquérir bien 
des connoiffances en ces matières. 


On le peut, je l'effaie ; un plus Sçavant le faffe. 
LA FONTAINE, L.2.Fab. #. 


FIN, 


2: 18 ee VÉ sat" I nMRRNE